Omission d’identifier les équipements nécessaires à l’exécution d’un contrat de déneigement: irrégularité majeure justifiant le rejet d’une soumission
Par Ariane Bélanger, avocate
L’affaire 9376712 Canada inc. c. Municipalité de L’Île-du-Grand-Calumet[1] témoigne de la nécessité pour les soumissionnaires de lire attentivement les documents d’appel d’offres et de s’assurer que leur soumission respecte l’ensemble des éléments essentiels qui y sont prévus. À défaut, un soumissionnaire s’expose à voir sa soumission rejetée, sans aucune possibilité pour un donneur d’ouvrage de lui permettre de corriger le tir.
Contexte
Dans le cadre d’un processus d’appel d’offres visant l’octroi d’un contrat de déneigement des voies publiques de la municipalité de l’Île-du-Grand-Calumet (ci-après la « Municipalité »), la soumission du plus bas soumissionnaire, 9376712 Canada inc. (ci-après la « Société »), est déclarée non conforme puis rejetée en raison du défaut de ce dernier de fournir la liste de tous les équipements qui serait utilisés dans le cadre de l’exécution du contrat.
En effet, contrairement à ce que requièrent les documents d’appel d’offres, la Société omet d’identifier et de fournir les caractéristiques pour deux des trois camions exigés. Elle joint plutôt une lettre adressée au conseil de la Municipalité dans laquelle elle s’engage à fournir les trois camions requis pour se conformer aux exigences prévues au contrat et précise qu’elle possède déjà un camion et que les deux autres seront acquis prochainement. Aucune offre d’achat pour ces deux camions n’est fournie.
Considérant que cette lettre ne respecte pas les exigences prévues aux documents contractuels puisque les équipements ne sont pas identifiés ou identifiables, d’autant plus que l’acquisition de ceux-ci est incertaine, la soumission de la Société est déclarée non conforme puis rejetée.
Le contrat ayant été octroyé au deuxième plus bas soumissionnaire, la Société poursuit la Municipalité et réclame 134 093$ en dommages-intérêts. Dans le cadre de sa demande, elle plaide que sa soumission était conforme et que si elle est entachée d’une irrégularité, elle est mineure et la Municipalité aurait pu passer outre celle-ci. Au surplus, la Société soumet que sa soumission n’aurait pas dû être écartée puisqu’une soumission identique de sa part n’a pas été déclarée non conforme dans le cadre d’un processus d’appel d’offres antérieur.
Décision
Dans le cadre d’un processus d’appel d’offres public, conformément aux règles qui s’imposent à elle, une municipalité doit octroyer un contrat au plus bas soumissionnaire conforme. Pour ce faire, la Municipalité avait l’obligation d’évaluer la conformité de chacune des soumissions reçues et, dans le cadre de cette analyse, devait impérativement rejeter toute soumission affectée d’une irrégularité majeure, c’est-à-dire une irrégularité à l’égard d’un élément essentiel, affectant l’intégrité même du processus.
Citant l’arrêt Tapitec inc. c. Ville de Blainville[2], le Tribunal rappelle le cadre d’analyse permettant de déterminer si une soumission est affectée d’une irrégularité majeure requérant son rejet :
« [18] Pour être qualifiée de majeure, une irrégularité doit découler d’un manquement à une exigence essentielle ou substantielle de l’appel d’offres. Ce sera le cas lorsqu’elle affecte l’égalité entre les soumissionnaires :
[28] Pour qualifier une irrégularité de mineure ou de majeure, le facteur déterminant est celui de l’égalité des soumissionnaires. L’irrégularité ne doit pas avoir d’effet sur le prix de la soumission; elle ne doit pas avoir rompu l’équilibre entre les soumissionnaires, l’un des principes directeurs en matière d’adjudication de contrat par voie de soumissions publiques :
Le souci d’assurer l’égalité entre les soumissionnaires et de ne pas favoriser injustement l’un d’entre eux constitue souvent l’élément déterminant en ce qui concerne la qualification d’une irrégularité comme secondaire ou accessoire ou comme portant sur un élément essentiel : il ne faut pas que l’omission ou l’erreur commise ait un effet sur le prix de la soumission ou sur une exigence de fond contenue à l’appel d’offres.
[19] En définitive, c’est toutefois l’intégrité même du processus d’appel d’offres qui demeure la considération principale et le fait de renoncer à une condition de qualification peut, en certaines circonstances, affecter cette intégrité malgré que cela n’ait pas d’effet sur les prix proposés par les soumissionnaires. L’analyse relative à la conformité d’une soumission doit donc être effectuée en tenant compte également de cette possibilité.
[20] Pour la mener à bien, les auteurs Giroux et Jobidon proposent de poser et répondre à trois questions : 1) l’exigence est-elle d’ordre public ? 2) les documents d’appels d’offres indiquent-ils expressément que l’exigence constitue un élément essentiel ? et 3) à la lumière des usages, des obligations implicites et de l’intention des parties, l’exigence traduit-elle un élément essentiel ou accessoire de l’appel d’offres ? »[3]
Fort de ces principes développés par la jurisprudence, le Tribunal conclut qu’il apparaît clairement que l’exigence d’identification des équipements au moment du dépôt de la soumission est un élément essentiel, le tout tel qu’il appert des documents d’appel d’offres ainsi que des obligations implicites découlant de l’objet même du contrat.
En effet, quant aux documents d’appel d’offres, le Tribunal souligne d’abord que l’avis aux soumissionnaires précise que « seuls seront acceptés les soumissionnaires qui possèdent l’outillage nécessaire pour exécuter les travaux »[4]. Or, pour que la Municipalité puisse vérifier le respect de cette exigence et s’assurer que les conditions de performance soient respectées, les équipements doivent être clairement identifiés dans toute soumission. Dans le même sens, le cahier des charges indique précisément qu’à défaut de soumettre certains documents, en l’occurrence la « liste du matériel qui sera utilisé, accompagnée de la copie de l’offre d’achat des équipements »[5], la soumission sera non conforme. Finalement, le cahier des charges prévoit que cette liste du matériel fera partie intégrante du contrat et des obligations de l’adjudicataire et devra être transmise chaque année afin de permettre à la Ville d’assurer un certain contrôle quant à l’équipement utilisé.
Quant aux obligations implicites du contrat, le Tribunal s’attarde à son objet, en l’occurrence le déneigement des voies publiques de la Municipalité, et conclut qu’il n’est pas accessoire d’exiger de connaître les spécificités des équipements pour s’assurer que le soumissionnaire a la capacité à réaliser les travaux[6]. Par ailleurs, rappelant le principe fondamental de l’égalité entre les soumissionnaires, le Tribunal souligne quant à l’identification des équipements :
« [32] L’équité entre les soumissionnaires exige que cette information soit disponible au moment de l’ouverture des soumissions. Il ne s’agit pas d’une simple formalité, mais d’un élément fondamental qui a par ailleurs une incidence très importante sur les coûts d’exécution du contrat. On imagine sans peine que de déblayer avec un équipement neuf ou un engin en fin de vie utile n’a pas le même impact sur le coût.
[33] Il en va de même pour la qualité et le rendement attendu. »
Par ailleurs, malgré ce qui était plaidé par la Société, le Tribunal souligne que même si en 2014, une soumission apparemment affectée d’une même irrégularité n’a pas été écartée par la Municipalité, ceci ne peut constituer un usage opposable à la Municipalité. En effet, le Tribunal souligne plutôt que la preuve à cet égard permet tout au plus de conclure à une erreur d’un fonctionnaire à l’époque et ne lie aucunement la Municipalité dans le cadre de processus d’adjudication de futurs contrats[7].
Compte tenu de ce qui précède, la Municipalité était bien fondée d’écarter la soumission de la Société. La demande introductive d’instance de la Société contre la Municipalité est donc rejetée.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] 2021 QCCS 3729.
[2] Tapitec inc. c. Ville de Blainville, 2017 QCCA 317.
[3] 9376712 Canada inc. c. Municipalité de L’Île-du-Grand-Calumet, préc. note 1, par. 8.
[4] Id., par. 18.
[5] Id., par. 19.
[6] Id., par. 31.
[7] Id., par. 27.
Commentaires (0)
L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.