Violences sexuelles : Une dénonciation est-elle une diffamation? Facebook doit-il enquêter sur sa véracité?
Par Romane Bonenfant, avocate et Michaël Lessard, avocat
Est-ce que Facebook doit retirer les publications dénonçant une violence sexuelle, qui n’a pas fait l’objet de vérifications, pour la seule raison qu’elles aient été l’objet d’un signalement par un internaute? La Cour supérieure est claire : Facebook n’a pas à tenir d’enquête sur la véracité de vos publications!
Le 24 août 2021, dans Lehouillier-Dumas c. Facebook inc., 2021 QCCS 3524, la Cour supérieure a rejeté la demande de Charles Lehouillier-Dumas pour obtenir l’autorisation d’intenter une action collective. Le demandeur voulait représenter un groupe de personnes dont la réputation aurait été atteinte à la suite de la publication de leur nom sur des listes d’agresseurs allégués. La demande en justice visait les défenderesses, Facebook inc. et Facebook Canada Ltd. (ci-après « Facebook»), car les listes étaient logées sur leurs plateformes web. Lehouiller-Dumas ne poursuivait que Facebook, et non les administratrices des pages comme Dis son nom et Victims Voices.
La Cour supérieure en vient à la conclusion que (1) les quatre critères nécessaires pour permettre une action collective, énoncés à l’article 575 du Code de procédure civile[1], ne sont pas rencontrés et que (2) le recours du demandeur n’est pas abusif. Pour les fins du résumé, seuls les deux premiers critères concernant les actions collectives seront détaillés.
1- Les demandes des membres du groupe soulèvent-elles des questions identiques, similaires ou connexes?
La Cour répond que non, en soulignant que les dossiers de violences sexuelles se prêtent mal à un exercice de détermination collective, car la faute doit être analysée au cas par cas (para 146). C’est le même raisonnement qui avait été suivi par la Cour d’appel dans le cas de l’action collective contre Gilbert Rozon où chaque demanderesse aurait dû démontrer individuellement les violences sexuelles subies[2]. La nécessité de faire des déterminations au cas par cas implique que les questions de fait ne soient pas identiques.
2- Les faits allégués dans la demande paraissent-ils justifier les conclusions recherchées?
Pour répondre à cette question, deux sous-questions doivent être analysées.
Premièrement, est-ce que Facebook doit empêcher la publication de matériel illicite? La Cour conclut que Facebookest un gestionnaire de plateformes de médias sociaux et non pas un média traditionnel. Facebookn’a donc pas l’obligation de s’assurer que l’information publiée soit licite tel qu’en dispose l’article 27 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information[3].
Deuxièmement, une fois qu’une publication est signalée comme étant possiblement diffamatoire, est-ce que Facebook doit la retirer? La réponse est non.
D’un point de vue individuel, le demandeur, Charles Lehouillier-Dumas, n’a jamais signalé de contenu « illicite » à Facebook. Il a seulement dit à Facebook que le nom Charles Dumas, figurant sur une liste d’agresseurs potentiels publique sur Facebook, porte à confusion avec le sien, car on ne peut savoir si le nom sur la liste réfère à lui, étant donné qu’il se présente comme Charles Dumas au quotidien. D’ailleurs, la possible confusion a duré moins qu’un mois car la liste a été modifiée afin de différencier les personnes, ne causant ainsi aucun dommage.
D’un point de vue plus large, la Cour précise que Facebook a l’obligation de retirer du contenu qui est à première vue illicite (propagande haineuse, pornographie juvénile, etc.) et le contenu dont elle a « la connaissance confirmée, par un tiers indépendant du caractère effectivement illicite », comme le serait un jugement portant sur ce contenu[4].
Que faire lorsqu’on est en présence de contenu qui est possiblement illicite, comme en l’espèce? Pour ce qui en est des cas de diffamation, la question est délicate. Il est utile ici de rappeler que la Cour suprême identifie trois cas possibles de diffamation : (1) lorsqu’une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux; (2) lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses; et (3) lorsqu’une personne médisante tient des propos véridiques mais sans justes motifs[5].
Or, une dénonciation d’inconduite sexuelle avérée n’est pas diffamatoire, selon la Cour supérieure, elle sert même une l’intérêt public :
[78] […] [P]ersonne ne peut contester que la dénonciation de personnes ayant véritablement abusé d’autrui est d’intérêt public. Le mouvement dans lequel s’inscrit la création des pages en question a permis d’engager un discours sociétal positif et nécessaire autour du nombre beaucoup trop élevé d’inconduites et d’agressions sexuelles.
[79] Certain.e.s survivant.e.s considèrent qu’il est bénéfique pour eux de dénoncer leur agresseur puisque la dénonciation leur permet de reprendre le contrôle sur les événements et de poursuivre leur processus de guérison. Une personne qui dénonce peut parfois obtenir du soutien ou apporter du réconfort à d’autres survivant.e.s du même agresseur ou à des personnes qui ont subi des agressions dans des circonstances semblables. Une dénonciation fait aussi office d’avertissement à d’autres personnes qui peuvent ainsi éviter d’être victimes de gestes répréhensibles. Finalement, la dénonciation est nécessaire pour punir les gestes hautement répréhensibles des agresseurs qui, en l’absence de dénonciation, pourraient continuer de vivre en toute impunité et risquer de perpétuer de tels gestes à nouveau.
[80] Dans les circonstances, une dénonciation fondée sur des faits avérés n’est pas diffamatoire et ne constitue pas du contenu illicite. Facebook n’a aucune obligation de retirer un tel contenu.
[81] Par ailleurs, à l’autre bout du spectre, une dénonciation sera considérée comme fautive si elle ne s’appuie sur aucun fondement factuel ou si elle a été faite dans un but de vengeance sans validation des faits qui la sous-tendent. Une telle dénonciation serait considérée comme illicite et Facebook aurait l’obligation de la retirer si son caractère illicite était démontré.
En somme, la Cour conclut : (1) Facebook n’a pas à enquêter afin de confirmer si le contenu d’une publication sur sa plateforme est vraiment illicite, elle n’a d’ailleurs pas ce pouvoir (para 96 et 97). (2) Facebook n’a pas non plus à retirer toutes les publications signalées, car cela ferait en sorte que chacun pourrait censurer son voisin (para 98). (3) Facebook n’a pas l’obligation légale d’empêcher les publications anonymes (para 100).
Ainsi, comme, entre autres, les faits allégués dans la procédure ne permettent pas de justifier les conclusions recherchées, soit que Facebook avait une connaissance confirmée du caractère illicite de l’information, la demande d’autorisation d’intenter une action collective est rejetée.
Le texte intégral du jugement est disponible ici.
[1] Code de procédure civil, RLRQ c C-25.01, art. 575 : « Le tribunal autorise l’exercice de l’action collective et attribue le statut de représentant au membre qu’il désigne s’il est d’avis que: 1° les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes; 2° les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées; 3° la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui ou sur la jonction d’instance; 4° le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres. / The court authorizes the class action and appoints the class member it designates as representative plaintiff if it is of the opinion that(1) the claims of the members of the class raise identical, similar or related issues of law or fact;(2) the facts alleged appear to justify the conclusions sought;(3) the composition of the class makes it difficult or impracticable to apply the rules for mandates to take part in judicial proceedings on behalf of others or for consolidation of proceedings; and(4) the class member appointed as representative plaintiff is in a position to properly represent the class members. »
[2] Paragraphe 150 et 151 de la décision citant : Rozon c. Les Courageuses, 2020 QCCA 5, par. 70, 118 (requête pour permission d’en appeler à la Cour suprême du Canada rejetée (C.S. Can, 2020-11-16, 39115)).
[3] Paragraphe 60 de la décision citant : Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, RLRQ, c. C-1.1, art. 27 : «Le prestataire de services qui agit à titre d’intermédiaire pour fournir des services sur un réseau de communication ou qui y conserve ou y transporte des documents technologiques n’est pas tenu d’en surveiller l’information ni de rechercher des circonstances indiquant que les documents permettent la réalisation d’activités à caractère illicite. / A service provider, acting as an intermediary, that provides communication network services or who stores or transmits technology-based documents on a communication network is not required to monitor the information communicated on the network or contained in the documents or to identify circumstances indicating that the documents are used for illicit activities. »
[4] Paragraphe 86 de la décision citant : Pierre TRUDEL, « La responsabilité civile sur Internet selon la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information », dans Barreau du Québec, Service de la formation permanente, Développements récents en droit de l’Internet (2001), volume 160, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2001, p. 13 et 14.
[5] Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, para 36.
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