Droit de la famille et protection de la jeunesse : Les décisions essentielles des derniers mois (juin-octobre 2021)
Par Valérie Costanzo, avocate
Avez-vous pris connaissance des plus récentes décisions d’intérêt en matière familiale et en jeunesse ? Si le temps vous a manqué, ce billet vous permettra de parcourir un court résumé de certaines d’entre elles, suivi des extraits qui nous semblent les plus pertinents.
Deux décisions ont retenu notre attention : F.L. c. C.G., 2020 QCCA 1587 et Protection de la jeunesse – 212877, 2021 QCCA 999.
(1) F.L. c. C.G., 2020 QCCA 1587, demande d’autorisation d’en appeler du jugement de la Cour d’appel, 2020-12-04 (C.A.), 500-09-027904-184, rejetée avec dépens.
Le 5 août 2021, la Cour suprême du Canada a refusé la permission d’en appeler d’une décision rendue par la Cour d’appel du Québec, le 27 novembre 2020, maintenant l’ordonnance à un ex-conjoint de verser la somme de 2 393 836,51 $ à son ex-conjointe au motif d’enrichissement injustifié.
Le résumé exhaustif de la décision de la Cour d’appel est disponible ici.
[Commentaire] Le refus de la Cour suprême du Canada d’entendre la cause ne constitue pas une confirmation du jugement en appel, mais bien un refus d’entendre le pourvoi, pour lequel aucune justification n’est nécessaire ni fournie. Dans l’intervalle, il en demeure que la décision de la Cour d’appel fait loi au Québec, qui reconnaît la notion de coentreprise au droit civil québécois, et non comme une création de la common law uniquement :
[80] L’appelant soutient que le juge a erré en faisant appel aux notions de coentreprise familiale et de valeur accumulée afin d’établir l’indemnité à laquelle l’intimée pouvait avoir droit puisque ces concepts seraient étrangers au droit civil. Je suis d’avis que l’appelant a tort.
[81] D’abord, la réalité qui sous-tend la « coentreprise familiale » n’existe pas moins au Québec que dans les autres provinces. Si le qualificatif employé est relativement nouveau, il ne fait qu’exprimer une telle réalité choisie par les conjoints dans certaines unions de fait. La réalité d’une union n’est pas identique à celle de l’autre et on ne pourra conclure à l’existence d’une coentreprise familiale que lorsque la preuve des éléments qui la composent pourra être faite.
[82] Bien que ce type d’union caractérisée ait d’abord été décrit dans l’arrêt Peter, les principaux facteurs qui le composent et qui permettent de conclure que les conjoints, malgré qu’ils ne soient pas mariés ou unis civilement, ont choisi de mettre en place ce type d’union, sont énoncés par le juge Cromwell dans l’arrêt Kerr sous quatre grandes rubriques : l’effort commun, l’intégration économique, l’intention réelle et la priorité accordée à la famille. Aucun des facteurs qui se retrouvent sous l’une ou l’autre de ces quatre rubriques ne m’apparaît être inusité, et certains d’entre eux se retrouvent dans certaines unions, bien que souvent en nombre ou en importance insuffisant pour qu’on puisse qualifier l’union de coentreprise familiale. La présence d’un ou de quelques facteurs ne prouve pas la coentreprise familiale; elle n’est qu’indicatrice que la démarche doit être poussée plus loin afin de déterminer la véritable nature de l’union. Contrairement aux personnes mariées, qui sont engagées dans une « union économique égalitaire » à laquelle se rattache une série d’obligations réciproques, les personnes qui entreprennent de vivre en union de fait ne s’engagent à tous égards l’un envers l’autre que s’ils l’ont décidé et non par l’effet de la loi. Ainsi, elles ne sont pas présumées s’être engagées dans une union égalitaire (économique ou autre). C’est la preuve de l’intégration des facteurs relevés par le juge Cromwell, lesquels ne sont pas limitatifs, qui permettra d’établir si le demandeur démontre que les parties ont réellement mis à exécution un projet visant l’atteinte d’objectifs communs importants à caractère familial.
[83] L’analyse devra donc porter sur la façon dont les parties ont réellement vécu. Il importe de répéter qu’on ne peut pas présumer l’existence d’une coentreprise familiale, laquelle « ne peut être reconnue par la cour que lorsqu’elle est, en fait, bien appuyée par la preuve ». Ainsi, si un conjoint de fait démontre que la réalité propre à son union de fait se qualifie de coentreprise familiale et que, dans ce contexte, toutes les conditions de l’enrichissement injustifié sont satisfaites, alors l’ampleur de l’indemnité à laquelle il aura droit sera établie à hauteur de sa participation dans l’enrichissement de son conjoint. Ce sera le cas notamment si l’enrichissement provient non seulement du travail de l’enrichi, mais également parce qu’il a bénéficié des services domestiques de l’autre conjoint qui assumait, non seulement sa propre part de l’entretien de la maison et des enfants, mais également la part de l’enrichi, et ce, sans rémunération. L’appauvrissement sera dans ce cas établi en fonction de la contribution de l’appauvri à la valeur accumulée par l’enrichi.
[…]
[91] Ainsi, c’est la constatation de cette réalité qui existe chez certains conjoints de fait qui permet de reconnaître que, dans leur cas particulier, l’appauvrissement consistera en la « rétention injuste d’une part disproportionnée des biens accumulés » pendant leur union. Cette manière de voir la définition de l’appauvrissement et l’indemnité susceptible d’être accordée dans un cas d’enrichissement injustifié où il est démontré que les conjoints ont formé une coentreprise familiale est tout à fait compatible avec le concept d’équité véhiculé par la doctrine civiliste de l’enrichissement injustifié. (références omises)
[Commentaire] La Cour d’appel reconnaît donc la notion de coentreprise familiale se rapporte au recours de l’enrichissement injustifié du Code civil du Québec. Elle met ainsi fin la prétendue ambiguïté autour de l’appartenance de la notion de coentreprise, à la common law uniquement.
Le jugement de la CSC sur demande d’autorisation est disponible ici.
Le texte intégral de la décision de la Cour d’appel du 27 novembre 2020 est disponible ici.
(2) Protection de la jeunesse – 212877, 2021 QCCA 999
Dans cette décision, la Cour d’appel clarifie la computation de délais d’appel en matière de protection de la jeunesse. Il s’agit d’une première décision de la Cour d’appel portant sur la computation des délais d’appel à la Cour supérieure en matière de jeunesse. Elle reconnaît qu’une imprécision demeure dans les dispositions législatives :
- De façon générale, le Code de procédure civile dispose que la déclaration d’appel et la demande pour permission d’appeler doivent être déposées dans les trente jours de l’avis de jugement ou de la date du jugement rendu sur le banc (art. 360 C.p.c.).
- Plus précisément en matière de protection de la jeunesse, la Loi sur la protection de la jeunesse (L.p.j.) ne renvoie pas à l’article 335 C.p.c., qui porte sur les formalités relatives à l’émission d’un avis de jugement. Ainsi, aucun avis de jugement n’est requis en cette matière.
- En revanche, l’article 94 L.p.j. impose plutôt des modalités de communication des jugements rendus. Le greffe doit transmettre sans délai une copie de la décision du tribunal relative à la DPJ, aux parents, à l’enfant lui-même, s’il est âgé de 14 ans et plus, de même qu’aux avocats des parties.
Puisque L.p.j. n’incorpore pas les exigences de l’article 335 C.p.c., une question demeure : quel est le point de départ de la computation du délai d’appel d’un jugement de la Cour supérieure siégeant en appel de la Cour du Québec, chambre de la jeunesse ?
La Cour d’appel conclut que la copie de courtoisie ne peut constituer un avis de jugement en vertu de l’article 360 C.p.c., puisque sa transmission est souvent aléatoire et varie selon la pratique de certains juges. L’intention du législateur était plutôt d’établir un point de départ objectif, non arbitraire, conforme pour tous. Ainsi, conformément à cette intention en matière de procédure civile, et dans le respect de l’esprit de la L.p.j., le point de départ du délai d’appel correspond à la date de la transmission de la copie du jugement de la Cour supérieure par le greffe aux personnes mentionnées à l’article 94 L.p.j., soit à la DPJ, à l’enfant et aux parents, et aux avocats des parties.
[26] Il est clair qu’en adoptant l’article 360 C.p.c. le législateur souhaitait établir un point de départ objectif et non arbitraire qui n’est pas tributaire du moment où la partie a, dans les faits, eu connaissance du jugement. La date de la transmission de l’avis de jugement par le greffe est, sauf exception, la même pour tous.
[27] Si l’on fait le parallèle en matière de jeunesse, le point de départ de la computation du délai en appel n’est pas l’avis de jugement prévu à l’article 335 C.p.c., mais bien la date de la transmission de la copie du jugement de la Cour supérieure par le greffe aux personnes mentionnées à l’article 94 de la LPJ.
[28] Cette interprétation est conforme à l’économie de la LPJ et à la volonté exprimée par le législateur en adoptant l’article 360 C.p.c. Elle ne cause aucun préjudice aux parties puisque le jugement en matière de jeunesse demeure exécutoire malgré l’appel. De plus, rien n’empêche une partie de loger l’appel dès qu’elle prend connaissance du jugement si l’urgence de la situation l’exige. (références omises)
[Commentaire] La décision permet donc de clarifier la computation du délai d’appel en matière de protection de la jeunesse, mais pas uniquement. L’autorisation de la permission d’appeler donnera lieu à une décision sur le fond qui portera sur le pouvoir de la Cour du Québec de rendre des ordonnances à portée générale en droit de la jeunesse (par opposition à des recommandations). La suite sera particulièrement intéressante, notamment puisque la cause s’inscrit dans un contexte où les droits de l’adolescente ont été lésés par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Restez à l’affût !
Le texte intégral de la décision de la Cour d’appel est disponible ici.
En conclusion, le droit de la famille est sur le point de changer ! Le 21 octobre 2021, le ministre de la Justice du Québec, Simon Jolin-Barrette, a déposé Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et modifiant le Code civil en matière de droits de la personnalité et d’état civil. Il s’agit d’une réforme tant attendue : la dernière en matière familiale remonte à 1980, parrainée à l’époque par le regretté ministre de la Justice Marc-André Bédard.
Cet imposant projet de loi propose notamment de :
- Encadrer juridiquement la gestation pour autrui (GPA), aussi connue sous l’expression des contrats de mère porteuse ;
- Modifier les conditions requises pour obtenir un changement de la mention de sexe sur les documents de l’état civil ;
- Obliger de considérer la violence familiale dans toutes décisions concernant l’enfant ;
- Interdire l’interrogatoire ou le contre-interrogatoire d’une victime de violence familiale ou sexuelle par son agresseur ;
- Reconnaître le droit à la connaissance des origines dans la Charte des droits et libertés de la personne, tant pour les personnes adoptées que pour les personnes nées d’un don de gamète.
Il s’agit d’un premier projet de loi portant sur la réforme du droit de la famille. Il fera prochainement l’objet d’une étude détaillée en commission parlementaire, pour consulter les personnes et organismes concernés, recueillir les commentaires et suggestions et débattre des articles et des modifications proposées.
Un second projet de loi portant sur la réforme du droit de la famille est prévu ; il portera sur la conjugalité.
Le texte intégral du projet de loi est disponible ici.
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