Journée internationale des travailleurs : l’avant-dernière étape de la démarche de syndicalisation des cadres du Casino de Montréal
Par Grégoire Deniger, avocat
En cette journée internationale des travailleurs, il nous est apparu intéressant d’examiner une récente décision de la Cour d’appel du Québec en matière de liberté syndicale et de liberté d’association. Cette récente décision vient s’ajouter aux nombreuses décisions judiciaires d’importance qui ont été rendues ces dernières années pour réaffirmer ces droits fondamentaux.
Le 8 février 2022, dans l’arrêt Association des cadres de la Société des Casinos du Québec c. Société des Casinos du Québec (2022 QCCA 180), la Cour d’appel du Québec rétablit une décision du Tribunal administratif du travail (« TAT ») qui déclarait que l’exclusion des cadres du Code du travail était contraire à la liberté d’association protégée par la Charte canadienne des droits et libertés et par la Charte des droits et libertés de la personne. Par conséquent, cette exclusion était inopposable à l’Association des cadres de la Société des Casinos du Québec (« ACSCQ ») et à ses membres. En 2018, la Cour supérieure du Québec avait cassé la décision du TAT. En vertu de l’arrêt de 2022, la Cour d’appel a rétabli la décision du TAT signifiant ainsi que l’ACSCQ et ses membres pourraient éventuellement être « syndiqués », au sens commun du terme.
Par le présent billet, nous procéderons donc à résumer l’arrêt de la Cour d’appel.
Mentionnons d’entrée de jeu que, selon les informations dont nous disposons, une demande de permission d’en appeler de l’arrêt de la Cour d’appel aurait été déposée auprès de la Cour suprême du Canada.
Contexte
Au Québec, le régime général de relations du travail est prévu par le Code du travail (« C.t. »). Pour être accréditée en vertu du C.t., une association doit regrouper des « salariés ». Or, le Code exclut les cadres de la définition du mot « salarié » de la façon suivante :
« 1. Dans le présent code, à moins que le contexte ne s’y oppose, les termes suivants signifient :
[…]
l) « salarié » une personne qui travaille pour un employeur moyennant rémunération, cependant ce mot ne comprend pas :
1° une personne qui, au jugement du Tribunal, est employée à titre de gérant, surintendant, contremaître ou représentant de l’employeur dans ses relations avec ses salariés; »
En vertu de cette exclusion, une association qui regrouperait ou représenterait des cadres ne pourrait déposer une requête pour être accréditée en vertu du Code.
Or, en 2009, l’ACSCQ a déposé une requête en accréditation pour contester cette exclusion. Par sa requête, déposée auprès de la Commission des relations du travail (« CRT ») (le tribunal administratif ayant précédé le TAT), l’ACSCQ demandait à ce que l’exclusion des cadres stipulée au paragraphe 1 l) 1° du C.t. lui soit déclarée inopposable parce que contrevenant à la liberté d’association protégée par les chartes. De 2010 à 2014, les parties ont débattu du forum approprié pour mener le débat et la Cour d’appel a déclaré que la CRT était compétente pour entendre la requête de l’ACSCQ (par. 37-41).
Faits
La Société des Casinos du Québec (« SCQ ») est une société d’État responsable de la gestion de quatre casinos et comporte cinq paliers de cadres (par. 15-20). L’ACSCQ représente les superviseurs des opérations (« SDO »), lesquels sont des cadres de premier niveau supervisant les employés syndiqués. En 2001, l’ACSCQ et la SCQ concluent un protocole d’entente comportant quatre articles. Comme le souligne la Cour d’appel :
« [28] Ce Protocole ne prévoit par ailleurs aucun mécanisme de règlement des différends, aucune date d’échéance, ni aucune obligation pour les parties d’en renégocier les termes, au besoin ou à dates fixes. Le TAT a incidemment conclu de la preuve que malgré les nombreuses demandes de l’Association à cette fin, l’Employeur et Loto-Québec ont toujours refusé d’actualiser ou d’apporter des modifications au Protocole. »
La Cour d’appel rapporte ensuite les démarches menées par plusieurs associations de cadres auprès de l’Organisation internationale du travail (un organisme faisant partie de l’Organisation des Nations unies) (par. 29 et suivants). En 2004, l’Organisation internationale du travail et son Comité de la liberté syndicale avaient conclu que l’exclusion des cadres du Code du travail violait les obligations internationales du Canada. Incidemment, il demandait au gouvernement du Québec de modifier le Code du travail pour permettre aux cadres de bénéficier du régime général de droit du travail collectif (par. 31).
En 2005, le gouvernement du Québec a mis en place un Guide de bonne gouvernance visant les cadres des secteurs publics et parapublics, mais il a refusé de l’imposer aux sociétés d’État comme la SCQ (par. 33). En 2008, la direction de la SCQ a refusé à l’ACSCQ de faire front commun avec les croupiers syndiqués lors des négociations (par. 34). La même année, un représentant de la SCQ a exprimé à l’ACSCQ qu’il n’avait pas le mandat de renégocier le protocole d’entente conclu en 2001 et que, s’il l’obtenait, ce serait pour enlever des choses plutôt que d’en donner (par. 35).
C’est dans ce contexte que l’ACSCQ a déposé sa requête en accréditation en 2009.
Le fond de l’affaire
Analysant le fond de l’affaire, la Cour d’appel rappelle l’historique législatif de l’article 1l) 1° C.t. (par. 82-93). La Cour rappelle que, selon le ministre du Travail en poste en 1970, l’exclusion de certains cadres du Code aurait pu avoir pour effet de les retourner à la « loi de la jungle » (par. 90). À cet égard, rappelons qu’en 1970, le législateur avait permis à deux associations particulières d’être accréditées en vertu du Code et ce, même si elles représentaient certains cadres.
La Cour rappelle aussi certaines conventions internationales liant le Canada et le Québec en matière de relations du travail (par. 94-100). Après avoir résumé l’état du droit en matière de liberté d’association (par. 101-112), la Cour d’appel propose deux façons de formuler le test applicable à la demande de l’ACSCQ :
« – Est-ce que le régime législatif contesté « prive les employés de protections adéquates dans leurs interactions avec l’employeur de manière à créer une entrave substantielle à leur capacité de véritablement mener des négociations collectives »? ou, dit autrement,
– Est-ce que « la loi ou l’acte de l’État [contesté] a […] pour effet d’entraver de façon substantielle l’activité de négociation collective, décourageant ainsi la poursuite collective d’objectifs communs » ? »
La Cour d’appel indique ensuite que l’ACSCQ avait démontré, devant le TAT :
« (i) que la reconnaissance de l’Association à titre de représentante des SDO est faite sur une base volontaire par l’Employeur, (ii) que son caractère représentatif et l’identification des SDO pour lesquels elle est reconnue relèvent de la discrétion de ce dernier et selon ses conditions, (iii) qu’il a le dernier mot en cas de désaccord sur les personnes qu’elle peut représenter et (iv) qu’il n’existe aucune protection ni aucun recours contre l’ingérence ou l’entrave de l’Employeur dans les démarches visant la représentativité, entraînant de ce fait un réel déséquilibre du rapport de force entre les parties »
La Cour mentionne aussi qu’il y a atteinte à la liberté d’association de l’ACSCQ parce que celle-ci n’a pas accès à un mécanisme spécialisé de règlement des différends (par. 147-151). À cet égard, la Cour cite certains arrêts de la Cour suprême du Canada énonçant que « le règlement rapide, définitif et exécutoire des conflits de travail par des arbitres et autres tribunaux spécialisés revêt une importance fondamentale, tant pour les parties que pour l’ensemble de la société » (par. 149). La Cour d’appel insiste ensuite sur la :
« nécessité de résoudre les conflits de travail « de manière expéditive » et « l’importance vitale » des tribunaux du travail à cette fin. Le commentaire vise autant le mécanisme de règlement de griefs découlant de l’application d’une entente collective de travail que celui permettant de solutionner les différends liés à la négociation de cette dernière, à plus forte raison lorsque les employés ne peuvent chercher à équilibrer le rapport de force en exerçant leur droit de grève de façon collective et efficace. »
Selon la Cour, l’ACSCQ ne bénéficie pas de recours adéquat devant les tribunaux de droit communs puisque de tels recours omettent de « considérer les exigences procédurales et les délais propres aux instances introduites devant les tribunaux de droit commun, par rapport à la plus grande simplicité et à la rapidité qui caractérisent le règlement des conflits devant les tribunaux spécialisés du travail. » (par. 150).
En ce qui a trait à l’exercice du droit de grève par l’ACSCQ et ses membres, la Cour d’appel conclut comme le TAT que « [l]a suppression du droit de grève, sans autre mécanisme, constitue alors une entrave substantielle à la négociation collective de l’ACSCQ » (par. 157).
Quant à savoir si, compte tenu de l’ensemble des faits et des arguments, l’exclusion des cadres porte atteinte à la liberté d’association de l’ACSCQ et de ses membres, la Cour constate que l’État « orchestre, encourage ou tolère » la violation de la liberté d’association des membres de l’ACSCQ (par. 160-161). La Cour indique qu’en raison de cette exclusion, et de l’inaction de l’État suite aux recommandations de l’Organisation internationale du travail, la SCQ a porté atteinte au droit de l’ACSCQ et de ses membres à un véritable processus de négociation collective (par. 162).
La Cour indique que cela ne signifie pas pour autant que le gouvernement du Québec doive inclure les cadres dans la définition du mot « salarié » au sein du Code du travail et ainsi leur permettre d’être « syndiqués » (par. 164). En ce sens, la Cour souligne que législateur québécois pourrait « examiner d’autres processus de négociations collectives qui seraient plus adaptés au contexte particulier ».
Aux paragraphes 171 à 182 de sa décision, la Cour d’appel analyse la question de la justification de la violation de la liberté d’association. Elle conclut que l’exclusion des cadres n’est pas justifiée au sens des Chartes, notamment parce qu’il ne s’agit pas d’une atteinte minimale à la liberté d’association. La Cour cite le jugement du TAT :
« [180] En l’espèce, la Cour est d’avis qu’il n’y a rien à redire au constat du TAT, selon lequel le bât blesse de façon déterminante à l’étape du critère de l’atteinte minimale, ce qui le justifiait de conclure que le PGQ a échoué à satisfaire le test de justification :
[…]
[425] Plusieurs autres modèles, adoptés par le législateur en regard de groupes particuliers, tel qu’il ressort de la revue des régimes spécifiques faite précédemment, permettent une atteinte moins grande à la liberté d’association.
[426] Qui plus est, des exemples au Québec, au Canada et au niveau international démontrent la possibilité pour des cadres d’être syndiqués sans pour autant que cela ne nuise à leur rôle au sein de l’entreprise. »
La Cour d’appel indique ensuite que « l’exclusion sans nuance de tous les niveaux de cadres de la définition de salariés apparaît clairement être en porte-à-faux avec l’évolution de la liberté d’association suivant la jurisprudence récente de la Cour suprême ». Elle ajoute que la preuve a démontré que d’autres cadres pouvaient être syndiqués au Canada (cadres de premier niveau pour les entreprises de juridiction fédérale, cadres subalternes affectés à des tâches de surveillance en Ontario, « front-line supervisors » au Manitoba) (par. 182).
En ce qui a trait à la réparation à accorder pour atteinte à la liberté d’association de l’ACSCQ et de ses membres, la Cour d’appel rétablit la décision du TAT qui déclarait que l’exclusion des cadres du Code du travail était inopposable, mais uniquement dans le cadre de la requête de l’ACSCQ. L’exclusion demeure donc valide à l’égard des autres cadres du Québec.
La Cour d’appel suspend toutefois les effets de la déclaration d’inopposabilité en raison de ce qui suit :
« [187] Néanmoins, les ramifications du présent arrêt dépassent les seules circonstances des parties au litige et la seule requête en accréditation dont était saisi le TAT.
[…]
[189] En l’espèce, considérant l’effet potentiel du présent arrêt sur le régime québécois des relations de travail des cadres en général, ou de cadres dont la situation, « au jugement du Tribunal » alors saisi, s’apparenterait à celle des SDO en l’espèce, la Cour estime approprié de suspendre pour une période de 12 mois le caractère inopérant de l’exclusion décidé par le TAT. »
Commentaires
Reste maintenant à savoir si la Cour suprême acceptera d’entendre l’appel porté devant elle et, si oui, quel sera le résultat dans cette affaire qui s’étire maintenant depuis plusieurs années.
Nous croyons important de mentionner, comme d’autres auteurs l’ont également souligné, que si la décision de la Cour d’appel était maintenue, ce ne sont pas tous les cadres qui pourraient être « syndiqués ». Toute association de cadres désirant obtenir une accréditation en vertu du Code du travail devrait démontrer que leur exclusion du Code du travail les empêche de bénéficier du droit à un véritable processus de négociation collective.
Par ailleurs, si la décision de la Cour d’appel était maintenue, cela pourrait donner l’occasion au législateur d’intervenir et d’encadrer le droit à la négociation collective des cadres.
Le texte intégral de la décision est disponible ici
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