La règle du « Stare decisis » : la Cour suprême précise la notion et en circonscrit les modalités
Par Emmanuelle Rochon, avocate
La règle du précédent « Stare decisis » est un concept à la base même de notre système de justice. Il assure cohérence, stabilité et prévisibilité des décisions qui sont rendues. Or, comment cette règle s’applique-t-elle de façon concrète entre des tribunaux de juridiction équivalente ? La décision rendue tout récemment par la Cour suprême du Canada, R. c. Sullivan[1] nous donne des lignes directrices bien claires à ce sujet.
Contexte
M. Sullivan (S) a volontairement consommé une surdose de médicament et a sombré dans un état de conscience diminué. Il a alors attaqué sa mère avec un couteau et a été accusé de voie de fait grave et d’agression armée. Il a présenté une défense d’intoxication extrême puisque son action était involontaire. L’article 33.1 du Code criminel[2], au moment de son procès, ne permettait pas la défense d’intoxication volontaire pour les crimes commis à l’égard de l’intégrité physique d’une personne :
33.1 (1) Ne constitue pas un moyen de défense à une infraction visée au paragraphe (3) le fait que l’accusé, en raison de son intoxication volontaire, n’avait pas l’intention générale ou la volonté requise pour la perpétration de l’infraction, dans les cas où il s’écarte de façon marquée de la norme de diligence énoncée au paragraphe (2).
(2) Pour l’application du présent article, une personne s’écarte de façon marquée de la norme de diligence raisonnable généralement acceptée dans la société canadienne et, de ce fait, est criminellement responsable si, alors qu’elle est dans un état d’intoxication volontaire qui la rend incapable de se maîtriser consciemment ou d’avoir conscience de sa conduite, elle porte atteinte ou menace de porter atteinte volontairement ou involontairement à l’intégrité physique d’autrui.
(3) Le présent article s’applique aux infractions créées par la présente loi ou toute autre loi fédérale dont l’un des éléments constitutifs est l’atteinte ou la menace d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou toute forme de voies de fait.
Nos soulignements
En appel devant la Cour d’appel de l’Ontario en 2020, le juge Paciocco a déclaré l’article 33.1 du Code criminel inconstitutionnel et a donc acquitté S des infractions de voie de fait grave et d’agression armée dont il était accusé vu sa défense d’intoxication volontaire présentée. (Cette décision de la Cour d’appel de l’Ontario a fait l’objet d’une publication au Blogue du CRL qui est disponible ici).
Décision
La question sur laquelle se prononce la Cour dans cet arrêt est la suivante :
- Sur quel fondement peut-on considérer qu’une déclaration prononcée par une cour supérieure en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982[3] lie les tribunaux de juridiction équivalente?[4]
La trame factuelle est à l’effet que la décision R. c. Brown[5], déclarant l’article 33.1 du Code criminel[6] inconstitutionnel avait déjà été rendue par la Cour supérieure de l’Alberta au moment où S a été reconnu coupable. C’est la raison pour laquelle il s’adresse à la Cour suprême en cette matière puisqu’il prétend que la Cour supérieure de l’Ontario n’a pas respecté la règle du stare decisis horizontal.
La Cour, dans la décision étudiée, fait état du fait que les règles ordinaires du stare decisis et de la courtoisie judiciaire s’appliquent aux déclarations d’inconstitutionnalité prononcées par les cours supérieures dans une même province.
La règle générale est à l’effet que les Cours supérieures de première instance ne sont pas liées par les décisions rendues par les autres cours de juridiction équivalentes si :
- Il n’est pas possible de savoir qu’une telle décision existait au moment où la décision est rendue;
- Si les faits en l’espèce s’éloignent de la décision rendue précédemment.
Partant de ce principe, un jugement d’une Cour supérieure de première instance devrait suivre les décisions antérieures rendues par la Cour dont il est membre sur toutes les questions de droit, notamment les questions de droit constitutionnel à moins que l’une ou plusieurs des exceptions établies dans la décision Re Hansard Spruce Mills[7] s’appliquent. La Cour répond donc à la question qui lui est posée en quatre (4) étapes :
Premièrement, les déclarations d’inconstitutionnalité fondées sur le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982[8]sont le résultat de l’exercice du pouvoir judiciaire de trancher des questions de droit, mais il faut comprendre que cela n’a pas pour effet de retirer l’article de loi du corpus législatif. La déclaration d’inconstitutionnalité la déclare seulement inopérante pour l’avenir.
Deuxièmement, la règle du stare decisis régit les déclarations d’inconstitutionnalité au-delà des parties. À cet effet, la Cour s’exprime ainsi :
Autrement dit, c’est la décision en matière constitutionnelle d’un juge de cour supérieure qui lie les décideurs qui se prononceront ultérieurement (R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 64‑65). L’incompatibilité dont il est question au par. 52(1) est révélée par le litige, plus précisément par le jugement qui déclare inapplicable la disposition législative contestée. La règle du stare decisis étend l’effet de ce jugement au‑delà des parties au litige, erga omnes dans la province à tout le moins — sous réserve des limites de la règle elle‑même. La question soulevée dans les présents pourvois concerne le caractère obligatoire d’un tel jugement et, à mon sens, conformément à notre jurisprudence, une déclaration faite en application du par. 52(1) établit, « pour l’avenir », l’inconstitutionnalité par l’autorité du jugement qui fait cette déclaration. Je partage l’opinion exprimée par le juge Paciocco, au par. 34 de l’arrêt de la Cour d’appel, suivant laquelle le juge Gonthier ne cherchait pas à modifier les principes du stare decisis dans l’arrêt Martin.[9]
La déclaration d’inconstitutionnalité faite par une Cour constitue donc une réparation en soi, mais pas au même titre qu’une réparation individuelle accordée en vertu l’article 24 de la Loi constitutionnelle de 1982[10]. Une déclaration d’inconstitutionnalité prononcée en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982[11] ne donnerait pas nécessairement ouverture à une réparation en vertu de l’article 24 de cette même Loi[12].
Troisièmement, l’effet juridique d’une déclaration faite par une Cour supérieure en application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982[13] doit être définie en fonction de la suprématie de la constitution, de la primauté du droit et du fédéralisme. Donc, selon la règle du stare decisis, la décision rendue crée un précédent dans la province ou elle a été rendue, sauf s’il y a une raison valable de l’écarter.
Le stare decisis horizontal s’applique aux tribunaux de juridiction équivalente dans une province, et s’applique à une décision sur la constitutionnalité d’une disposition contestée, de même qu’à toute autre question de droit tranchée par une cour, si la décision fait autorité. Bien qu’elles ne fassent pas strictement autorité de la même façon que le stare decisis vertical, les décisions du même tribunal devraient être suivies par souci de courtoisie judiciaire, de même que pour les raisons justifiant l’application de la règle du stare decisis en général (Parkes, p. 158). La décision en matière constitutionnelle d’un tribunal liera évidemment les juridictions inférieures par la voie du stare decisis vertical.[14]
Cette règle crée un équilibre entre prévisibilité, cohérence des décisions et évolution de la situation sociale. Selon la Cour suprême, il vaut mieux réexaminer un précédent que de laisser perpétrer une injustice[15]. Il faut donc balancer chacun de ses éléments afin d’obtenir une justice qui évolue au gré de la société.
Le règle du stare decisis constitue le meilleur cadre d’analyse à appliquer aux litiges concernant des questions constitutionnelles, car elle assure une meilleure protection contre la remise en cause du droit alors que le principe de l’autorité de la chose jugée empêche la remise en cause des faits.
Quatrièmement, la Cour décrit finalement l’approche à adopter face au stare decisis horizontal :
Le stare decisis horizontal s’applique aux décisions du même niveau de juridiction. Le cadre qui guide l’application par les cours supérieures de première instance du stare decisis horizontal se trouve dans la décision Spruce Mills, où le juge Wilson l’a décrit en ces termes (p. 592) :
[traduction] . . . Je ne tirerai une conclusion qui contredise le jugement d’un autre juge de la Cour que dans les cas suivants :
a) des décisions subséquentes ont affecté la validité du jugement contesté;
b) il est démontré qu’un précédent faisant autorité ou une loi pertinente n’a pas été pris en considération;
c) le jugement a été rendu de manière inconsidérée, un jugement nisi prius rendu dans des circonstances connues de tous les juges de première instance, lorsque les exigences du procès requièrent une décision immédiate sans que le juge ait l’occasion de consulter pleinement les sources.[16]
Donc, un simple désaccord n’est pas suffisant pour s’écarter d’un précédent qui fait autorité.
Ceci étant dit, S n’a pas réussi à convaincre la Cour que le Tribunal de première instance de l’Ontario ayant entendu sa cause était lié par la décision rendue par le Tribunal de première instance de l’Alberta, puisque la règle du stare decisis horizontal ne s’applique que pour les tribunaux d’une même province.
Pour conclure, cette décision récente de la Cour suprême rappelle les règles du stare decisis, règle de base de notre système de justice et permet une meilleure compréhension de la façon dont les tribunaux rendent leurs décisions.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] R. c. Sullivan, 2022 CSC 19.
[2] Code criminel, L.R.C., 1985, ch. C-46.
[3] Loi constitutionnelle de 1982 de l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.).
[4] Supra note 1, par. 33.
[5] 2019 ABQB 770.
[6] Supra note 1.
[7] [1954] 4 D.L.R. 590 (C.S. C.‑B.).
[8] Supra note 3.
[9] Supra note 1, par. 55 in fine.
[10] Supra note 3.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Supra note 1, par. 65.
[15] Supra note 1, par. 66.
[16] Ibid, par. 73.
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