par
Stéphanie Bernier
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05 Juil 2022

Baux commerciaux et mesures sanitaires en temps de COVID-19: quand un virus ronge l’achalandage

Par Stéphanie Bernier, avocate

Dans Lechter (Montreal Professional Building) c. Keurig Canada inc., 2022 QCCS 1649, la Cour supérieure conclut que les décrets du gouvernement du Québec relativement à la COVID-19 ne constituent pas des troubles de droit et qu’un bailleur d’un local ayant pignon sur rue n’avait pas l’obligation de garantir un achalandage à son locataire.

Contexte

Dans cette affaire, MTY Franchising Inc. (le « Locataire ») exploite un Café Van Houtte dans l’immeuble du demandeur, Montreal Professional Building (le « Bailleur »), situé au centre-ville de Montréal, et ce depuis une cession de bail intervenue entre le Locataire et Keurig Canada Inc. Cette dernière était demeurée responsable des obligations du Locataire jusqu’à la fin du terme, soit le 31 mars 2021 [par. 6]. Les étages supérieurs de l’immeuble sont des espaces de bureaux et le rez-de-chaussée, où était situé le Locataire, comporte des espaces commerciaux [par. 7].

Le 13 mars 2020, par le décret 177-2020, le gouvernement du Québec a déclaré l’état d’urgence sanitaire, et a interdit, à compter du 25 mars 2020, toute activité en milieu de travail, mais a permis la vente des produits pour emporter et la livraison. Par la suite, le 22 juin 2020, par l’arrêté ministériel 2020-047, le gouvernement a autorisé la réouverture des restaurants à certaines conditions, dont une distanciation de deux mètres entre les tables. Enfin, à compter du 1er octobre 2020, le décret 1020-2020 ordonna une nouvelle fermeture des salles à manger, permettant les ventes à emporter et les livraisons, et ce jusqu’au 31 mars 2021 [par. 13].

Le 25 mars 2020, le Locataire a mis un terme à ses activités commerciales dans l’immeuble et a cessé de payer le loyer à partir du 1er avril 2020, et ce, jusqu’à la fin de son bail [par. 14]. Par conséquent, le Bailleur réclame la somme due pour les loyers, les taxes foncières/d’affaires, les intérêts et les dommages liquidés prévus au Bail [par. 22].

Nous allons nous pencher sur les deux arguments principaux du Locataire dans cette affaire. Celui-ci invoque, d’une part, l’exception d’inexécution, en soutenant que les décrets gouvernementaux constituent des troubles de droit au sens de l’article 1858 C.c.Q., ce qui justifierait le non-paiement des loyers [par. 2]. D’autre part, le Locataire avance que le Bailleur a manqué à son obligation de lui assurer un achalandage [par 2]. Quant au Bailleur, celui-ci plaide que les décrets ne constituent pas des troubles de droit et qu’il n’avait aucune obligation d’assurer un achalandage au Locataire [par 4].

Décision

La Cour se penche d’abord sur la question de la qualification des décrets gouvernementaux de troubles de droit. Rappelons-nous que l’article 1858 C.c.Q. prévoit que le locateur est tenu de garantir le locataire des troubles de droit apportés à la jouissance du bien loué.

La Cour soulève que la notion du trouble de droit est définie par la doctrine comme la perte de jouissance qu’un locataire subit en raison de l’exercice par un tiers d’un droit réel ou personnel que celui-ci a ou prétend avoir sur le bien loué. [par 29]. La Cour explique également que la jurisprudence a élargi la définition en venant y inclure les dispositions législatives ou réglementaires qui perturbent la jouissance des lieux loués [par 32]. La Cour en conclut que :

« Contrairement au règlement de zonage ou autres normes de droit public de la même nature, les mesures sanitaires ne visent pas le bien loué et son usage, mais visent les « activités » de la population en général. Plus précisément, le gouvernement du Québec et le ministre de la Santé et des Services sociaux n’exercent pas un droit dans ou sur le bien loué. Les compétences accordées par la Loi sur la santé publique et exercées en l’espèce ne portent pas sur l’aménagement ou l’usage du bien loué. » [par 47]

La Cour en vient donc à établir que les mesures sanitaires ne constituent pas des troubles de droit en vertu de l’Article 1858 C.c.Q. [par 49]

La Cour se penche ensuite sur l’argument de l’obligation du Bailleur d’assurer un achalandage au Locataire. Elle nous rappelle que cette obligation peut être prévue explicitement au bail, ou encore, peut être implicite en fonction de la nature des lieux loués [par 52]. Le Tribunal cite la Cour d’appel dans Protégé Properties Inc. c. Provigo Distribution Inc. pour démontrer qu’il existe des situations où un bailleur a une obligation implicite d’assurer un achalandage comme, par exemple, dans le cas d’un centre commercial [par 51] :

« [22] Le succès des centres commerciaux dépend de la synergie entre les divers types de commerce qu’on y retrouve. Il est difficile de concevoir qu’un commerçant accepterait de se joindre à un centre commercial si ce n’était de la présence des autres commerçants; l’ensemble des commerces génère l’activité économique.

[23] Si le locataire accepte généralement de se soumettre à certaines contraintes dans l’exploitation de son commerce, le bailleur s’engage en contrepartie à maintenir un taux d’occupation suffisant pour permettre un seuil de rentabilité acceptable pour les locataires. » [par 51] 

En l’espèce, la Cour détermine que les termes du bail ne peuvent pas être interprétés comme imposant explicitement une obligation au Bailleur d’assurer un achalandage au Locataire [par 54]. Pour ce qui est de la nature des locaux, la Cour avance que :

« la nature des lieux ne permet pas de conclure que l’achalandage provenant des colocataires de l’immeuble était essentiel à l’opération du Café ou était une condition implicite du bail. Contrairement à un local situé dans un centre commercial, le Café avait pignon sur rue dans un immeuble situé au coin des rues Stanley et de Maisonneuve Ouest, au cœur du centre-ville de Montréal. Les clients du Café avaient accès directement au local par la porte extérieure. » [par 55] 

La Cour établit donc que le Bailleur n’avait pas l’obligation de garantir un achalandage au Locataire et n’était alors pas en défaut d’offrir la jouissance paisible du local. [par 57]

Conclusion

La Cour tranche en faveur du Bailleur en statuant que les décrets gouvernementaux ne constituaient pas des troubles de droit et que le Bailleur n’avait aucune obligation, ni explicite ni implicite, de garantir un achalandage au Locataire.

En rendant cette décision, la Cour rejette la théorie soulevée par l’obiter du juge Peter Kalichman dans l’affaire Hengyun International Investment Commerce inc. c. 9368-7614 Québec inc., 2020 QCCS 2251, à l’effet que le décret gouvernemental découlant de la pandémie pouvait constituer un trouble de droit au sens de l’article 1858 C.c.Q., argument qui n’avait pas été plaidé dans cette affaire [par 48].

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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