par
Anne-Geneviève Robert
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25 Juil 2022

La défense d’intoxication extrême : la Cour suprême déclare l’article 33.1 C.cr. inconstitutionnel

Par Anne-Geneviève Robert, avocate et Jadeli Scott, étudiante à l'Université de Montréal

La Cour, dans R. c. Brown, 2022 CSC 18, se penche sur les circonstances dans lesquelles les personnes accusées de certains crimes violents peuvent invoquer l’intoxication extrême volontaire pour pouvoir démontrer qu’elles n’avaient pas l’intention générale ou la volonté nécessaire pour être déclarées coupables. Plus précisément, la Cour statue sur la constitutionnalité de l’art. 33.1 du Code criminel (ci-après « C.cr. »).

La défense d’intoxication volontaire pour les crimes commis à l’égard de l’intégrité physique d’une personne a également été analysée dans R. c. Sullivan, 2022 CSC 19[1].

Contexte

L’appelant, Matthew Winston Brown, avait consommé de l’alcool et des champignons magiques lors d’une fête. Les champignons consommés contenaient une drogue hallucinogène illégale nommée psilocybine ayant comme effet de créer des hallucinations et provocant chez l’accusé un comportement psychotique, délirant et involontaire[2].

Quittant la fête, M. Brown est entré par effraction dans une première maison et a agressé violemment une première victime avec un manche à balai brisé. L’attaque a causé des blessures permanentes à la victime. Par la suite, il s’est introduit par effraction dans une autre résidence. Les résidents se sont alors cachés dans leur chambre et ont appelé la police.  Lorsque les policiers sont arrivés, l’accusé était couché nu sur le plancher de la salle de bain de la deuxième maison. Il s’est alors conformé aux ordres des policiers qui l’ont transporté à l’hôpital puis en détention. Selon l’appelant, il n’a plus aucun souvenir des deux incidents produits cette nuit-là.

L’appelant a été accusé d’introduction par effraction, de voies de fait graves et d’avoir commis l’acte criminel de méfait sur un bien de plus de 5 000$[3].

Décision

Le présent pourvoi porte sur une décision de la Cour d’appel de l’Alberta où la Cour suprême du Canada a statué sur la constitutionnalité de l’article 33.1 C.cr. Plus précisément, elle devait répondre à cette épineuse question : est-ce que l’art. 33.1 C.cr.viole les articles 11d) et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après« Charte »), soit respectivement la présomption d’innocence et le droit à la vie, la liberté et la sécurité. Dans l’affirmative, est-ce que cette atteinte peut être sauvegardée en vertu de l’article premier?[4] 

Dans un jugement étoffé, le Juge Kasirer a motivé la décision en soulevant l’intoxication volontaire de l’arrêt Daviault[5], en expliquant l’interprétation de l’art. 33.1 C.cr. et en appliquant le test d’Oakes[6], soit la sauvegarde de l’art. 33.1 C.cr. au regard de l’article premier. Avant de s’attarder aux motifs, l’Honorable Juge a fait un bref résumé des arguments présentés par ses collègues des juridictions inférieures.

Historique des procédures 

Décision de première instance 

Lors de son procès, M. Brown a soulevé qu’il était innocent, car il n’avait pas la mens rea requise, soit l’intention de l’infraction, en raison de son état d’automatisme provoqué par l’ingestion des champignons magiques. La preuve a permis de conclure que l’appelant était en effet dans un état de délirium au moment des incidents et que cet état était le résultat direct des champignons consommés[7]. En réponse, la Couronne a plaidé l’art. 33.1 C.cr. afin d’empêcher l’accusé de plaider l’intoxication volontaire s’apparentant à l’automatisme comme moyen de défense contre l’accusation de voies de fait graves. De surcroît, l’avocat de la défense a rétorqué que l’art. 33.1 C.cr. violait les articles 7 et 11d) de la Charte et ne pouvait être sauvegardé au regard de l’article premier. Donc, il pouvait se prévaloir du moyen de défense d’intoxication volontaire s’apparentant à l’automatisme.

Motifs de jugement sur le fond

Durant son procès[8], M. Brown avait présenté des preuves à l’appui de sa défense d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme. Ces preuves consistaient à des témoignages d’experts, dont un psychologue judiciaire et un spécialiste en pharmacologie. Les deux professionnels ont respectivement énoncé au tribunal que le délire de M. Brown avait été causé par la psilocybine et que cette drogue pouvait en effet provoquer un état tel qui s’apparente à l’automatisme au sens juridique[9]

La juge Hollins avait déclaré que chaque élément de preuve était crédible et permettait de mener à la conclusion que l’accusé était dans un état d’automatisme. Par conséquent, ce moyen de défense pouvait être utilisé tant pour l’accusation concernant le méfait que celle concernant les voies de fait graves. La juge a donc prononcé l’acquittement pour ces deux chefs[10].

Décision de la Cour d’appel de l’Alberta 

La Cour d’appel a infirmé le jugement de première instance déclarant l’art. 33.1 C.cr. inopérant et a rétabli la déclaration de culpabilité de l’accusé relativement à l’infraction de voies de fait graves. L’acquittement pour l’accusation de méfait n’avait pas été porté en appel[11].

En résumé, les juges ont considéré que le juge deWit avait commis une erreur dans son jugement rendu suite au voir-dire concluant que l’art. 33.1 C.cr. était inopérant, car en violation des articles 7 et 11d) de la Charte[12]. Leurs explications concernaient le fait que les objectifs précis de protéger les citoyens contre les crimes violents s’inscrivent dans un objectif urgent et réel et [TRADUCTION] « l’objectif général du droit pénal de protéger les valeurs sociales fondamentales »[13] ce pourquoi l’art. 33.1 C.cr. serait sauvegardé par l’article premier.

La Cour d’appel a finalement déclaré l’appelant coupable de l’infraction de voies de fait graves[14].

Motifs

Le contexte de l’adoption de l’article 33.1. C.cr.

L’article 33.1 C.cr. a été ajouté en réaction à l’arrêt Daviault. Dans cette affaire, la Cour a confirmé la validité de la règle de common law suivant laquelle l’intoxication n’est pas un moyen de défense opposable aux crimes d’intention générale. Cependant, les juges majoritaires ont reconnu qu’en raison de la Charte, il était nécessaire de prévoir une exception lorsque l’accusé est dans un état d’intoxication si extrême qu’il se trouve dans un état s’apparentant à l’automatisme et qu’il est incapable de commettre volontairement un acte coupable ou d’avoir une intention coupable. 

L’article 33.1 a donc été adopté afin de remédier aux lacunes constitutionnelles relevées par les juges majoritaires dans cet arrêt. L’article 33.1 C.cr. fait obstacle à la défense d’automatisme pour tous les crimes d’intention générale visés par le par. 33.1(3) C.cr., dont les voies de fait graves et l’agression sexuelle.

L’interprétation de l’article 33.1 : l’intoxication volontaire et l’infraction reprochée

Dans le présent pourvoi, le juge Kasirer porte une attention très particulière sur l’interprétation de l’art. 33.1 C.cr. En résumé, un grand débat se pose sur la constitutionnalité de celle-ci. D’une part, la Couronne affirme que cette disposition doit être interprétée en tenant compte que :

[l]e caractère « volontaire » de l’intoxication, auquel fait allusion l’art. 33.1, suppose à la fois la volonté et la mens rea. Selon la Couronne, [traduction] « [l]e fait de s’intoxiquer volontairement à un degré extrême constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence raisonnable généralement acceptée dans la société canadienne. »[15] 

La Cour suprême n’a pas été dans le même sens et a déclaré, avec égards, que l’interprétation proposée par la Couronne ne faisait pas de distinction entre l’intoxication volontaire et l’infraction reprochée et allait contre le sens ordinaire prévu par l’arrêt Bouchard-Lebrun[16]. Selon la Cour, le législateur a été très clair en prévoyant que « l’accusé, en raison de son intoxication volontaire, n’avait pas l’intention générale ou la volonté requise pour la perpétration de l’infraction »[17]. Ceci traduit donc la volonté d’imposer une responsabilité pour l’infraction reprochée, notamment un comportement violent, et non pour l’intoxication volontaire.

La violation des articles 7 et 11d) de la Charte

Le principe fondamental en droit criminel exige au minimum une négligence pénale de la part de l’accusé pour que celui-ci soit déclaré coupable, et ce, en considérant un écart marqué par rapport à la norme d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances[18].

Or, la Cour prétend que l’art. 33.1 C.cr. autorise le tribunal à déclarer une personne coupable d’une infraction criminelle sans avoir établi l’intention coupable de celle-ci, ce qui viole l’art. 7 de la Charte[19]. Comme l’avait développé la Cour :

En autorisant les tribunaux à déclarer des individus coupables d’un crime en l’absence d’une preuve de mens rea, l’art. 33.1 transforme ces infractions, punissables d’emprisonnement, en ce qui équivaut à des infractions de responsabilité absolue, en contravention de l’art. 7 de la Charte.[20]

En outre, l’art. 33.1 C.cr. a été critiqué relativement au fait qu’il rendait responsable un accusé qui avait adopté une conduite involontaire[21]. Toutefois, en droit criminel, un des principes de justice fondamentale est qu’en l’absence de cette volonté, l’accusé ne peut avoir l’actus reus nécessaire à la réalisation de l’infraction reprochée. En l’espèce, M. Brown a été déclaré coupable suite aux voies de faits graves, actes qu’il n’a pourtant pas commis de manière volontaire. Suivant ce qui précède, cela constitue donc une violation au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité prévu à l’art. 7 de la Charte[22]

Pour ce qui est de l’art. 11d) de la Charte, cette disposition garantit le droit de l’inculpé d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable : il introduit donc la notion de présomption d’innocence. Pour ce faire, « la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable tous les éléments essentiels de l’infraction, y compris la mens rea requise pour déclarer coupable un accusé »[23].

Tel qu’énoncé par la Cour suprême, l’art. 33.1 C.cr. substitue la faute et la volonté de s’intoxiquer à la faute et à l’intention de commettre l’infraction alléguée. Ainsi, cette disposition renferme une présomption de faute criminelle relativement à l’infraction violente, et ce, en raison du choix de l’accusé de s’intoxiquer[24].  La Cour affirme donc que l’art. 33.1 C.cr. suggère de reconnaître l’accusé coupable alors même qu’il existe un doute raisonnable quant à la volonté ou à la faute requise pour prouver l’infraction criminelle violente, ce qui viole le principe constitutionnalisé à l’art. 11d) de la Charte[25].

Par conséquent, condamner une personne en raison de sa conduite alors qu’elle se trouvait dans un état d’automatisme viole les principes de justice fondamentale.

Le test d’Oakes : la sauvegarde par l’article premier

Suivant ce qui précède, les juges de la Cour suprême ont analysé l’art. 33.1 C.cr. au regard de l’article premier pour déterminer sa constitutionnalité[26]. Selon le test d’Oakes, il incombe à la Couronne de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les limites des articles 7 et 11d) de la Charte sont raisonnables en l’espèce et qu’elles constituent une sauvegarde justifiée au regard de l’article premier. En outre, l’objectif visé par l’art. 33.1 C.cr. doit être suffisamment urgent et réel pour justifier la contrainte imposée aux droits fondamentaux prévus par les articles susmentionnés, et les moyens de restriction utilisés doivent être proportionnels. Ainsi, la proportionnalité se compose de trois volets, soit : le lien rationnel avec l’objectif, l’atteinte minimale au droit et finalement, la proportionnalité entre les effets de la mesure et l’objectif[27].

Lors de leur analyse, les juges ont déterminé que le premier critère était satisfait, car la mesure cherchait à protéger les victimes d’actes de violence commis par une personne en état d’intoxication extrême. Elle visait ainsi à porter une attention particulière aux femmes et aux enfants dont le droit à une place égale dans la société est compromis par les agressions sexuelles et d’autres crimes violents d’intention générale en pareilles circonstances[28]. Puis, l’objectif était d’obliger les contrevenants à répondre de leur choix de consommer volontairement des substances intoxicantes, alors que cet acte peut mener à un crime violent[29].

La principale analyse se concentrait sur l’atteinte minimale. Les juges ont soulevé d’autres mesures de rechange qui présentaient des solutions beaucoup moins attentatoires que celles prévues à l’art. 33.1 C.cr.[30]. Elle révèle notamment que certaines personnes ont proposé d’autres moyens pour qu’un accusé soit tenu responsable de l’infraction prévue à l’art. 33.1 C.cr., soit en appliquant une norme de négligence criminelle mieux élaborée que celle du législateur[31].

Conclusion

Pour l’ensemble de ces motifs, la Cour a déterminé que les limites que l’art. 33.1 C.Cr. impose à l’art. l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte ne peuvent se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique[32]. L’art. 33.1 C.cr. contrevient aux articles 7 et 11d) de la Charte. Cette disposition est déclarée inconstitutionnelle et donc inopérante en vertu du par. 52 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982. L’acquittement de M. Brown a donc été prononcé relativement au chef d’accusation d’entrée par effraction et de voies de faits graves[33].

Commentaire

Le 17 juin dernier, le gouvernement du Canada a déposé le projet de loi C-28 afin de modifier le Code criminel pour y ajouter le moyen de défense de l’intoxication volontaire extrême et combler le vide juridique suite aux décisions rendues simultanément en mai dernier.

L’objectif de ce projet de loi a une double visée. Il vise à la fois à s’assurer que les personnes consommant des drogues et/ou des substances intoxicantes soient tenues criminellement responsables si elles causent du tort à autrui pendant leur extrême intoxication, et à respecter l’objectif réel et urgent de protéger les victimes d’actes violents perpétrées par des personnes intoxiquées de manière extrême et volontaire.

Enfin, ce moyen de défense, qui sera possiblement légiféré par le gouvernement fédéral prochainement, pourra s’appliquer uniquement dans des cas particuliers et très rarement dans le cas où une personne s’intoxique seulement par l’alcool.

Reste à voir si cette disposition fera encore couler beaucoup d’encre.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Décision qui fut résumé dans le Blogue du CRL. Voir, Emmanuelle ROCHON, La règle du « Stare decisis » : la Cour suprême précise la notion et en circonscrit les modalités, Blogue du CRL, 28 juin 2022, en ligne : <www.blogueducrl.com/2022/06/la-regle-du-stare-decisis-la-cour-supreme-precise-la-notion-et-en-circonscrit-les-modalites/>.

[2] R. c. Brown, 2022 CSC 18, par. 1.

[3] Id., par. 19.

[4] Id., par. 40.

[5] R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63 (ci-après « Daviault »).

[6] R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 (ci-après « Oakes »).

[7] R. c. Brown, 2022 CSC 18, par. 27.

[8] 2020 ABQB 166.

[9] R. c. Brown, 2022 CSC 18, par. 27.

[10] Id., par. 28.

[11] Id., par. 29.

[12] Id., par. 30.

[13] Id., par. 32.

[14] Id., par. 32.

[15] Id., par. 73.

[16] Id., par. 75; le juge cite l’arrêt R. c. Bouchard‑Lebrun, [2011] 3 R.C.S. 575 (ci-après « Bouchard-Lebrun »).

[17] Id., par. 86.

[18] Id., par. 90.

[19] Id., par. 95

[20] Id., par. 95.

[21] Id., par. 96.

[22] Id., par. 96.

[23] Id., par. 99.

[24] Id., par. 84.

[25] Id., par. 99.

[26] Id., par. 109.

[27] Id., par. 110.

[28] Id., par. 119

[29] Id., par. 119.

[30] Id., par. 136.

[31] Id., par. 137.

[32] Id., par. 166.

[33] Id., par. 168.

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