par
Thibault Declercq
Articles du même auteur
06 Sep 2022

Jeu de Poker : Simple jeu de hasard ou exploitation d’une entreprise ?

Par Thibault Declercq, avocat

Dans une affaire récente, Duhamel c. La Reine (2022 CCI 66)[1], la Cour canadienne de l’impôt (« C.C.I. ») est amenée à trancher le litige qui oppose l’administration fiscale canadienne et l’ex champion du monde de poker, Jonathan Duhamel.

Le cœur de ce litige repose sur la notion d’exploitation d’une entreprise dans le cadre des activités de jeu de poker de M. Duhamel. La C.C.I. se fonde sur les principes énumérés dans l’arrêt Stewart[2] et conclut que les activités de poker de ce dernier ne présentent pas de caractère suffisamment commercial pour constituer une source de revenus. 

Contexte

Au cours des mois de juillet et novembre 2010, Jonathan Duhamel (« appelant ») a gagné plusieurs millions de dollars lors d’un tournoi de poker de type Texas Hold’em sans limite (« no-limit ») au Main Event de la World Series of Poker (« WSOP ») où il fut sacré champion du monde de poker (par. 1).

Suivant cette victoire, une convention entre la société Rational Entertainment Enterprises Limited, qui fait affaire sous le nom PokerStars (« PokerStars »), et M.Duhamel est conclue. Cette convention prévoit que PokerStars s’engage à verser la somme de 1 M$US à la société Jonathan Duhamel Consulting Inc. (« JD Co. ») constituée par M. Duhamel en octobre 2010. En contrepartie du paiement de cette somme à la JD.Co., M. Duhamel convenait d’agir à titre de porte-parole de PokerStars et de participer à des évènements de promotion ainsi qu’à des tournois en ligne et en présence.  Cette convention fut renouvelée jusqu’en 2015 (par. 2).

Lors de l’audience, l’appelant soutient que les gains réalisés lors des activités de poker ne doivent pas être inclus dans son revenu étant donné que le poker est un jeu de hasard. En conséquence, il ne peut y avoir une quelconque exploitation d’une entreprise. Si toutefois la C.C.I. en arrivait à la conclusion contraire, l’appelant estimerait que les gains réalisés ne pourraient être imposés, car le jeu de poker est une activité récréative (par. 12).

Il allègue aussi qu’il n’a suivi aucune formation, développé aucun plan ni système permettant de défier le hasard et n’a sur les initiés aucun renseignement lui permettant de gagner. En outre, l’exercice d’une telle activité ne pourrait donner lieu à une expectative de profit (par.15).

En revanche, l’Agence du revenu du Canada (« A.R.C. » ou « intimé ») estime que l’appelant exploite une entreprise en raison de ses activités de jeu de poker et doit ainsi inclure dans son revenu les gains réalisés pour ses activités de jeu de poker. En effet, l’A.R.C. fonde son analyse sur l’arrêt Stewart (par.17) et estime que l’appelant emploie des stratégies lui permettant d’améliorer sa technique et de minimiser les risques (par.19). L’A.R.C. met en lumière le facteur de l’expectative raisonnable de profit provenant desdites activités et considère que l’habileté dont fait preuve l’appelant lui permet d’obtenir des résultats au jeu de poker (par.10 ; 19). L’A.R.C. prend en compte également la motivation financière provenant d’une autre source connexe (par. 20), le comportement d’homme d’affaires sérieux (par. 21) pour en déduire que les activités de jeu de poker ne peuvent plus s’apparenter à du divertissement, mais constituent une affaire à caractère commercial (par. 22).

C’est à ce titre que l’A.R.C. émet des avis de cotisations pour les années 2010, 2011 et 2012.

Dans le cadre d’une convention à jugement en date du 1er novembre 2021, les parties s’entendent sur le montant des gains nets de poker gagnés par l’appelant soit 4 866 117$ pour l’année d’imposition 2010 ; 383 916$ pour 2011 et 106 775$ pour 2012 (par. 3 ; 4)

La C.C.I. doit donc se prononcer sur la question suivante :

Les gains nets tirés des activités de jeu de poker de M. Duhamel constituent-ils une source de revenus qui est une entreprise aux fins des articles 3 et 9 de la Loi de l’impôt sur le revenu[3] ?

Décision

La C.C.I. débute son analyse en évoquant les dispositions suivantes : 

  • L’article 3a L.I.R. qui précise que le contribuable doit inclure le revenu provenant d’une source au Canada ou à l’étranger, y compris le revenu tiré d’une entreprise.
  • Le paragraphe 9(1) L.I.R. qui prévoit que le revenu que le contribuable tire d’une entreprise pour une imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.
  • Le paragraphe 248(1) L.I.R. qui définit la notion d’entreprise et précise que la notion d’entreprise « inclut toute affaire à caractère commercial » (par. 24).

En outre, la C.C.I. appuie son analyse en évoquant les principes énumérés dans l’arrêt Stewart, qui est l’arrêt de principe sur la question de la détermination de l’existence ou non d’une source de revenu d’entreprise ou de bien aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu. Dans cet arrêt, la Cour suprême développe une méthode à deux volets pour distinguer les activités commerciales des activités personnelles. Cette méthode s’articule comme suit (par. 25 ; 26) :

  1. L’activité du contribuable est-elle exercée en vue de réaliser un profit, ou s’agit-il d’une démarche personnelle?

  1. S’il ne s’agit pas d’une démarche personnelle, la source du revenu est-elle une entreprise ou un bien?

Dans le cadre du premier volet, l’analyse consiste à établir une distinction entre les activités personnelles et les activités commerciales du contribuable. Il faut se demander si le contribuable a l’intention d’exercer une activité en vue de réaliser un profit et si tel était le cas, il faut se demander si des éléments de preuve permettent d’étayer cette intention (par. 28). 

Le juge indique que la recherche de cette intention est subjective et objective. La recherche de l’intention subjective prédominante de réaliser un profit est nécessaire. Celle-ci doit être corroborée par des facteurs objectifs de commercialité (par. 29) notamment des normes objectives de comportement d’homme d’affaires sérieux. L’arrêt Stewart reprend à cet égard les facteurs objectifs énumérés dans l’arrêt Moldowan[4] à savoir :

  • L’état des profits et des pertes pour les années antérieures ;
  • La formation du contribuable ;
  • La voie sur laquelle le contribuable entend s’engager et ;
  • La capacité pour les activités de réaliser un profit.

La C.C.I. prend soin de préciser que le critère de l’expectative raisonnable de profit n’est plus un critère déterminant pour justifier l’existence d’une source de revenus (par. 33). Désormais, il faut se demander si l’activité en question a pour objet la recherche de profits. Ainsi, le juge n’a pas à apprécier le sens des affaires du contribuable. La jurisprudence est d’ailleurs constante sur ce point.

Toutefois, dans le cas qui nous gouverne, les activités de jeu de poker présentent une particularité en ce sens où tous les joueurs sont animés par la recherche de profit (par. 35). Ainsi des facteurs additionnels doivent être pris en compte dans le cadre des activités de jeu de poker comme l’existence d’un système de gestion ou d’atténuation des risques, et ce, afin de déterminer si lesdites activités sont exercées de façon suffisamment commerciale (par. 36 ; 37; 39; 85 ; 87 ; 88).

Considérant ce qui précède et la preuve administrée lors de l’audience, la Cour a estimé que :  

  • L’état des profits et pertes n’est pas un facteur démontrant la commercialité des activités de jeu de poker de M. Duhamel (par. 151 à 166). La Cour ne peut inférer des faits qui indiquent que les activités de jeu de poker ont été rentables et que ses gains lui ont permis de subvenir à ses besoins. La Cour met en exergue que, par le passé, l’appelant a pu se constituer un coussin financier lorsqu’il travaillait dans le cadre de ses études. Quant aux pertes, il est difficile de connaître précisément le montant de celles-ci. Il ressort de la preuve qu’il n’y a aucune constance ni progression dans les gains provenant des activités de poker.
  • La formation de M. Duhamel (incluant habiletés, connaissances et compétences) est inexistante (par. 91 à 100). En effet, tel qu’il appert de la preuve présentée à l’audience, il ressort que l’appelant n’a aucune formation spécifique dans le jeu de poker qui serait susceptible de l’avantager (par. 94) et ne suit aucun cours sur le jeu de poker puisqu’il a obtenu un certificat en administration délivré par l’U.Q.A.M. (par. 95). Ces faits ne peuvent ainsi présenter un indice permettant de caractériser la commercialité dans les activités de jeu de poker (par. 96).
  • La voix dans laquelle M. Duhamel s’engage (et autres facteurs) ne présente pas un caractère commercial (par. 100 à 150). En effet, la Cour reconnaît que l’occupation et les sources de revenus de M. Duhamel ne peuvent démontrer la commercialité des activités de jeu de poker, et ce, même si les seules activités rémunératrices de M. Duhamel ont été les activités de jeu de poker.  En effet, M. Duhamel a par le passé toujours travaillé et a donc en conséquence pu se constituer un pécule qui lui a permis de voyager dans le cadre de son année sabbatique (par 104 ; 105).  À partir de juillet 2010, M Duhamel avait des sources de revenus autres que les gains provenant du jeu de poker. Il recevait des revenus d’intérêts et des dividendes (par. 113).

Suite à sa victoire historique à la Main Event de la WSOP, il connaît un tourbillon médiatique qui le conduit à :

  • Employer des salariés (par. 120);
  • Mener de nombreuses entrevues (par. 121);
  • Fournir des services dans le cadre de la convention PokerStars et reçoit en contrepartie 1 M$US (par 123 ; 124);
  • Participer à des tournois de poker en ligne et en présence (par. 126).

Pour autant, il ressort de la preuve que M. Duhamel n’a élaboré aucun plan d’affaires (par. 145), ne donne pas de cours ou de séminaires (par. 146) ni même ne possède de comptes bancaires distincts pour ses affaires de jeu et ne tient aucun registre de ses gains et pertes (par. 147). D’ailleurs, il ne prépare aucunement la tenue de ses tournois (par.  149). 

  • La capacité de réaliser un profit découlant des activités de poker est imprévisible et instable (par. 167 à 170). La Cour considère que le hasard joue un rôle très important au poker. En outre, l’appelant n’avait pas la capacité de réaliser des profits par ses activités de jeu de poker conformément à l’indice objectif mis en exergue dans l’arrêt Stewart (par. 170).
  • L’existence d’un système de gestion ou d’atténuation des risques n’est pas démontrée (par. 237 à 249). L’absence d’un système de gestion ou d’atténuation des risques milite en faveur d’une conclusion quant à l’absence d’une source de revenu d’entreprise (par. 37 ; 237 à 249). Ce facteur constitue un critère clé dans la détermination d’une source de revenus et la Cour conclut que M. Duhamel n’employait pas un tel système de gestion. La preuve indique alors que M. Duhamel n’agissait pas comme un homme d’affaires sérieux dans le cadre de ses activités de poker (par. 239).

En définitive, comme M. Duhamel n’exerçait pas ses activités de jeu de poker conformément à un homme d’affaires sérieux, que la preuve ne démontre pas qu’il soit animé par une capacité de générer des profits, que la probabilité de ruine dans le cadre de ses activités de jeu de poker est supérieure à 50%, qu’il n’a mis en place aucun système de gestion ou de minimisation des risques et que ses résultats financiers de ses tournois ne démontrent aucune constance ni progression dans les résultats, la C.C.I. en conclut que ses activités de jeu de poker ne présentent pas un caractère suffisamment commercial pour constituer une source de revenus. En conséquence, les gains réalisés par ses activités ne doivent pas être inclus dans le calcul de son revenu aux termes des articles 3 et 9 L.I.R. pour les années d’imposition 2010, 2011 et 2012 (par. 90 ; 250 ; 253).

Commentaires

L’affaire Duhamel permet de mettre en exergue la notion d’exploitation d’une entreprise dans le cadre des activités de jeu de poker. Dans cette affaire, la Cour canadienne de l’impôt a conclu que les activités de M. Duhamel ne présentaient pas un caractère suffisamment commercial pour caractériser la source de revenus, mais une règle générale à cet égard ne peut être tirée, les critères appliqués étant éminemment factuels et la preuve administrée étant déterminante.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Duhamel c. La Reine, 2022 CCI 66, 21 juin 2022 (« Duhamel »).

[2] Stewart c. Canada, [2002] 2 R.C.S. 645, 2002 CSC 46 (C.S.C.) (« Stewart »).

[3] Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch.1 (5e suppl.) (« L.I.R »).

[4] Moldowan c. La Reine, [1978] 1 RCS 480 (« Moldowan »).

Commentaires (0)

L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.

Laisser un commentaire

À lire aussi...