par
Gabrielle Robert
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24 Oct 2022

La Cour d’appel tranche : il y a eu fraude au sens de la Loi 26 pour l’un des contrats octroyés par la Ville de Laval

Par Gabrielle Robert, avocate

Le 2 novembre 2020, la Ville de Laval essuie une défaite dans le cadre d’une demande reconventionnelle invoquant la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics, RLRQ, c. R-2.20.0.3 (« Loi 26 »). Rappelons que cette Loi est adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 2015 en réaction à la Commission Charbonneau. Elle prévoit des mesures exceptionnelles et des règles de preuve particulières dans le but d’alléger le fardeau exigé par le régime de responsabilité civile de droit commun[1].

L’échec en première instance est cuisant : non seulement sa réclamation est entièrement rejetée, mais la Ville est condamnée pour diffamation. La Ville se pourvoit en appel. Le 4 octobre 2022, dans la décision Ville de Laval c. Consultants Gauthier Morel inc., 2022 QCCA 1342, la Cour d’appel lui donne en partie raison.

La décision de première instance

La Ville allègue que Consultant Gauthier Morel inc. (« CGM ») et son actionnaire/dirigeant, M. Gauthier, auraient participé à des fraudes et des manœuvres dolosives dans le cadre de trois différents contrats en matière de services informatiques. La preuve de la Ville est essentiellement circonstancielle et la Cour est invitée à en tirer des présomptions graves, précises et concordantes.

Procédant à une analyse contrat par contrat, la Cour supérieure, peu convaincue par la preuve présentée, conclut qu’il n’y a pas de preuve de fraude ou de manœuvre dolosive pour aucun des trois contrats. Considérant cette conclusion, la Cour est d’avis que les allégations de la demande reconventionnelle sont fausses et constituent une faute justifiant de condamner la Ville à 30 000 $ pour diffamation.

Cette décision de la Cour supérieure a fait l’objet d’un résumé sur le Blogue du CRL : https://www.blogueducrl.com/2020/12/une-premiere-decision-au-fond-se/

La décision de la Cour d’appel

Devant la Cour d’appel, la Ville soutient que le juge a commis des erreurs manifestes et déterminantes dans le cadre de son appréciation de la preuve pour deux des trois contrats et a erré en la condamnant à verser à CGM des dommages-intérêts pour diffamation (paragr. 17).

La Cour d’appel s’emploie dans un premier temps à définir les notions de « fraude » et de « manœuvre dolosive » :

[24] La [Loi 26] ne définit pas les mots « fraude » et « manœuvre dolosive », mais les échanges intervenus lors de l’étude du projet de loi par la Commission permanente des institutions révèlent que ces notions réfèrent aux dispositions prévues dans le Code civil du Québec et non à leur pendant criminel.La doctrine québécoise de droit civil est donc utile pour comprendre ce dont il s’agit. Celle‑ci reconnaît généralement trois formes de dol au sens de l’article 1401 C.c.Q. : 1) la réticence et le silence, 2) le mensonge et 3) les manœuvres. Les auteurs Lluelles et Moore définissent comme suit les manœuvres dolosives :

615. Les manœuvres constituent la forme de dol à laquelle on songe spontanément. Il s’agit en effet d’actes ostensibles et délibérés tendant à induire en erreur. C’est la forme la plus évidente, objectivement parlant, du dol, l’utilisation même d’expédients, de ruses ou d’artificescréant une impression très forte d’intention malhonnête.

616. Il peut s’agir d’une véritable mise en scène, destinée à créer une impression favorable, comme l’engagement de figurants par le vendeur d’un emplacement commercial, pour donner l’impression à l’éventuel acquéreur d’une forte fréquentation du quartier, d’une falsification de rapport comptable ou administratif, afin de gonfler un chiffre d’exploitation, du fardage d’un défaut caché, ou encore d’un stratagème ou d’une astuce pour extorquer un engagement, voire d’un piège tendu au contractant préalablement mis en confiance. Il peut s’agir aussi d’actions du cocontractant de la victime visant à éviter de lui dévoiler un événement important. Par son caractère grossier, ce type de dol ne pose pas de problèmes particuliers au plan des concepts ni, surtout, à celui de la preuve.

[Soulignements ajoutés, renvois omis]

[25] Les auteurs Jobin et Vézina, pour leur part, expliquent que les manœuvres dolosives ou frauduleuses comportent un plan de tromperie, la forme du dol se rapprochant le plus de l’escroquerie et de la fraude en matière criminelle :

229 – Notions – Les manœuvres frauduleuses sont « des artifices, des ruses habiles ou grossières en vue de la tromperie […] ». Les manœuvres dolosives comportent donc un plan de tromperie, une machination. C’est la forme du dol qui se rapproche le plus de l’escroquerie en droit criminel (art. 361, 362 C.cr.), de la fraude criminelle et de l’abus de confiance (art. 336, 380 C.cr.). Il n’est toutefois pas nécessaire que les manœuvres dolosives soient pénalement répréhensibles pour être susceptibles de sanction civile. L’appréciation du caractère dolosif des manœuvres est une question de fait laissée à l’appréciation du tribunal civil, qui rend sa décision indépendamment des normes de droit pénal.

Considérant le caractère d’ordre public, particulier et strict du régime encadrant l’adjudication des contrats municipaux (paragr. 27), la Cour conclut que « toute démarche volontaire et occulte qui aurait pour objectif de contourner les règles strictes d’adjudication des contrats prévues aux articles 573 et s. L.c.v. pourra être qualifiée de manœuvre dolosive au sens de la [Loi 26] »(paragr. 33). Quant au terme fraude, il ne réfère pas exclusivement au sens donné à ce mot par le Code criminel, mais s’étend à tout geste qui peut se qualifier de fraude à la loi au sens large, c’est-à-dire à tout geste qui vise à contourner des règles d’ordre public (paragr. 67).

La Cour procède ensuite à l’analyse des deux contrats en cause. Quant au premier, la Cour est d’avis que le juge de première instance a commis une erreur dans son analyse du fardeau imposé par la Loi 26 (paragr. 37). Selon elle, la preuve démontre que des fonctionnaires ont manipulé les conditions de l’appel d’offres de manière à ce que CGM obtienne le contrat (paragr. 37).

La participation d’un employé de CGM, notamment en fournissant à une fonctionnaire des informations à inclure à l’appel d’offres afin qu’il soit avantagé, est suffisante pour démontrer la participation de CGM à la fraude ou aux manœuvres dolosives au sens de la Loi 26, et ce, sans qu’il ne soit requis que les agissements de l’employé aient été commis à la connaissance de son dirigeant (paragr. 46). Or, en l’espèce, la preuve démontre que le dirigeant a participé aux manœuvres dolosives (paragr. 47-51).

La Cour d’appel accueille donc l’appel à l’égard de ce contrat et condamne CGM et son dirigeant à verser solidairement à la Ville une somme égale à 20% de la valeur du montant total payé pour le contrat, conformément à l’article 11 de la Loi 26 (paragr. 52-54).

La Cour rejette toutefois l’appel à l’égard du deuxième contrat (paragr. 55-60). Elle estime que le juge n’a pas commis d’erreur manifeste en concluant que la preuve ne permet pas d’établir l’existence de critères uniques ou dirigés afin de favoriser CGM.

Finalement, quant à la condamnation pour diffamation, la Cour accueille l’appel de la Ville. Dans sa procédure, la Ville n’a que repris les termes que le législateur a choisis afin de donner effet aux présomptions de la Loi 26 (paragr. 67). Une preuve prépondérante a été présentée pour au moins un des trois contrats visés par les allégations (paragr. 68). Conclure à la diffamation aurait pour effet d’inhiber toute municipalité qui souhaiterait avoir recours à la Loi 26.

Conclusion

Cet arrêt est le premier à se pencher sur l’application de la Loi 26 dans le cadre d’un dossier au fond depuis l’entrée en vigueur de son chapitre III en 2017. Il renseigne sur les notions de fraude et de manœuvre dolosive.

Les organismes publics ont jusqu’au 15 décembre 2022 pour intenter des recours en se prévalant du régime prévu à la Loi 26. Peut-être que cet arrêt en encouragera certains!

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] GBI Experts-conseils c. Ville de Montréal, 2020 QCCA 497, paragr. 6-7.

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