par
Rosine Faucher
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02 Nov 2022

Extradition : lorsque l’obtention d’assurances diplomatiques s’avère insuffisante

Par Rosine Faucher, avocate

La décision d’extrader un individu suite à l’obtention d’assurances diplomatiques peut-elle donner droit à un recours contre l’État fédéral en vertu de la Charte ? Oui, si la Cour détermine que les quatre étapes du cadre d’analyse de Ward (2010 CSC 27) sont satisfaites. L’affaire Boily c. Canada (2022 CF 1243) fournit un exemple actuel de l’application de ce cadre d’analyse. 

Contexte[1]

En 2007, M. Boily a été extradé du Canada à la demande du Mexique. En novembre 1998, celui-ci avait été condamné à purger 14 ans de prison pour trafic de drogue. Il s’était évadé de la prison de Cieneguillas l’année suivante, pour se rendre au Canada. Lors de son évasion, un garde de prison a perdu la vie. Le Mexique a demandé son extradition pour qu’il termine de purger sa peine et réponde aux accusations d’évasion et d’homicide involontaire. Le Canada a donné droit à cette demande, sur réception d’assurances diplomatiques quant à la sécurité du demandeur.

Décision

La Cour accueille l’action de M. Boily. Elle est d’avis que l’État fédéral a porté atteinte à son droit à la sécurité de la personne, garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »), et que celui-ci devrait être compensé pour le préjudice d’avoir été exposé à un risque sérieux de torture en retournant à la prison de Cieneguillas à l’issue de son extradition. En effet, les affaires consulaires ont appris, la veille de l’extradition de M. Boily, que celui-ci serait renvoyé dans la prison de Cieneguillas, d’où il s’était évadé. Les menaces et actes de torture auraient débuté le jour de son retour à la prison. La Cour détermine à cet égard que M. Boily est crédible et que les évènements allégués sont bel et bien survenus (paras 47-133).

Ayant déterminé que M. Boily a été torturé dans les jours suivant son extradition au Mexique, la Cour évalue ensuite si ces faits donnent lieu à un recours en dommage-intérêts contre l’État fédéral. Pour ce faire, elle utilise les quatre étapes du cadre d’analyse sous l’angle de l’application de la Charte fourni par la Cour suprême du Canada (« CSC ») dans Vancouver (Ville) c. Ward (« Ward »)[2]. Ainsi, il doit être démontré qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint; pourquoi les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste; que des facteurs militent à l’encontre de l’octroi des dommages-intérêts; et enfin, fixer le montant de ceux-ci (paras-134-136).

La violation de l’article 7 (Ward, étape 1)

La Cour est d’avis que l’État fédéral a violé l’article 7 de la Charte en extradant M. Boily, car il a fait fi d’un nouveau risque : le fait, appris par les fonctionnaires dans les jours précédant l’extradition, que M. Boily serait renvoyé à la prison de Cieneguillas.   

En matière d’extradition comme en matière de renvoi, l’État fédéral a une obligation de réévaluer la situation s’il est mis au courant d’un nouveau risque ou d’une nouvelle preuve de risque (paras 139 à 149). Or, personne selon la Cour n’avait entrevu un tel risque ou ne possédait de renseignements à cet effet en l’espèce, incluant l’État fédéral et les procureurs du demandeur (paras 150-161). La Cour qualifie le risque de sérieux et personnalisé (paras 162-167).

Ainsi, et considérant que l’État fédéral n’a mentionné au soutien de son arrêté d’extradition aucune circonstance exceptionnelle qui rendrait l’extradition de M. Boily constitutionnelle malgré un risque sérieux (paras 177-182), celui-ci n’aurait pu être extradé qu’à condition que l’État ne mette en place des mesures visant à ramener ce risque à un niveau tolérable. L’État fédéral invoque notamment les assurances diplomatiques fournies par le Mexique comme démontrant la mise en place de telles mesures. Toutefois, et bien que le demandeur bénéficiait également de mesures qui allaient au-delà de suivis consulaires réguliers, l’État fédéral n’a pas déployé des mesures suffisantes dans les circonstances qualifiées d’exceptionnelles par la Cour (paras 168-176).

Enfin, la Cour écarte l’argument que l’action du demandeur a pour effet de donner une application extraterritoriale à la Charte, ce qui serait contraire aux enseignements de la CSC[3]. En effet, la violation découle de l’acte de l’État fédéral d’extrader M. Boily en présence d’un risque sérieux de torture et non les actes de torture eux-mêmes ayant eu lieu au Mexique (paras 191-192).

Fonction des dommages-intérêts et détermination du montant (Ward, étapes 2 & 4)

La Cour détermine qu’il est propice d’octroyer des dommages-intérêts à M. Boily considérant que cela remplirait en l’espèce deux des trois fonctions reconnues de ceux-ci (para 194).

Dans un premier temps, elle tranche que la preuve démontre un lien de causalité entre les agissements de l’État fédéral et la torture subie par M. Boily (paras 195-204), lui donnant droit d’être indemnisé pour le préjudice non pécuniaire découlant d’un préjudice corporel. Dans son analyse, elle tient compte du plafond actualisé de 400 000 $ déterminé par la CSC pour ce type de dommage[4] (para 248) et du principe que l’indemnité doit être suffisante, mais ne pas aller au-delà de replacer la victime dans la situation advenant qu’il n’eût pas subi de violation de ses droits (para 268).

Au vu des témoignages et des rapports d’expert, la Cour accepte sans hésitation que M. Boily ait subi un préjudice et que celui-ci souffre de stress post-traumatique (paras 249-266). Par ailleurs, malgré que M. Boily ait également été victime de torture lors de son arrestation pour trafic de drogue en 1998, la Cour est d’avis que seuls 10 pour cent du préjudice pourrait provenir de ce préjudice préexistant, dans la mesure où les symptômes dont témoigne M. Boily sont spécifiques aux évènements de torture ayant eu lieu en 2007 (paras 267-274). Ainsi, la Cour estime, à des fins d’indemnisation, que Boily devrait recevoir 90 % du plafond, soit 360 000 $ (paras 275-284).

Dans un deuxième temps, M. Boily se voit également octroyer un montant visant à assurer l’objectif de la défense des droits. Ce type de dommage est attribué lorsque tolérer l’atteinte à un droit minerait la confiance du public en la garantie constitutionnelle des droits fondamentaux. Ainsi, la Cour octroie 140 000 $ au demandeur, car elle considère que l’atteinte était en l’espèce grave et intentionnelle (paras 205-220, 285-288) et afin de :

« rassurer les Canadiennes et les Canadiens quant au fait que l’État fédéral ne fait aucun compromis en matière de torture et ne livrera pas une personne à des autorités étrangères lorsque cela l’exposerait à un risque sérieux de torture » (para 286).

Enfin, elle n’octroie pas de dommages pour fins de dissuasion au demandeur, considérant qu’il n’a pas été démontré que le type de situation vécue par M. Boily est récurrent et/ou systémique (paras 221-222).

Sur un dernier point, la Cour rejette que l’obligation d’indemniser devrait être répartie entre les personnes responsables du préjudice, notamment les gardiens ayant torturé M. Boily. En effet, la Cour tranche qu’en l’espèce, les fautes étant contributoires, l’État fédéral est solidairement responsable et ne peut donc exiger que les autres parties fautives soient également poursuivies (paras 289-293). Cette analyse ne peut toutefois s’étendre aux dommages octroyés pour fin de défense des droits, car comme les dommages-intérêts punitifs et en vertu des principes édictés par la CSC[5] les concernant, ce type de condamnation ne peut être solidaire. De plus, ce montant ne vise que la conduite de l’État fédéral (para 294).

Facteurs faisant contrepoids à l’octroi des dommages-intérêts (Ward, étape 3)

Pour clore, regardons rapidement les deux facteurs militants contre l’octroi de dommages-intérêts qui ont été écartés par la Cour en l’espèce. D’une part, il n’existe pas selon elle d’autre recours plus convenable. Un recours en responsabilité délictuelle ne fait pas échec à un recours basé sur la Charte tant qu’il n’y a pas double indemnisation et une demande en jugement déclaratoire ne permettrait pas d’octroyer les dommages que la Cour estime appropriés au demandeur (paras 224-225).  

D’autre part, l’État fédéral ne jouit pas ici d’une immunité relative. D’abord, la décision d’extrader M. Boily malgré le risque sérieux de torture ne possède pas les caractéristiques d’une décision de politique bénéficiant d’une immunité selon la Cour : elle a été prise par des fonctionnaires plutôt que le ministre, en fonction d’une politique générale applicable à tous cas semblables, elle est opérationnelle vis-à-vis un cas particulier plutôt que d’être législative ou règlementaire, elle n’a pas été prise dans l’exercice d’un large pouvoir discrétionnaire et elle n’est pas adjudicative (paras 226-235).

De surcroit, la décision satisfait le critère rehaussé de la faute établi par la CSC[6]. En effet, considérant que l’État fédéral n’a pas démontré de motifs justifiant l’extradition malgré le risque sérieux de torture ni que les risques de tortures étaient erronés, la Cour est d’avis que le choix délibéré d’extrader s’apparente à de l’insouciance grave dont on peut déduire l’absence de bonne foi (paras 235-237). Aucune preuve n’a non plus été soumise démontrant que cette décision s’inscrivait dans le but de répondre à des préoccupations d’efficacité gouvernementale (para 238).

Enfin, de l’avis de la Cour, l’État fédéral ne peut bénéficier d’une immunité fondée sur la prérogative royale. Cette immunité n’en est pas une de principe et son application peut donc être analysée par les tribunaux. Sans compter que la décision d’extrader M. Boily n’était de toute façon pas fondée sur la prérogative royale, car celle-ci découle plutôt de l’application de la Loi sur l’extradition (paras 239-241).  

Pour conclure, suite à son analyse selon Ward, et pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour condamne l’État fédéral à verser la somme de 500 000 $ à M. Boily à titre de dommages-intérêts fondés sur la Charte, avec intérêts et dépens. 

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Ce billet ne se veut pas un résumé exhaustif de la décision de la Cour fédérale. Plutôt, il met en exergue certains éléments de la décision ayant trait à la responsabilité de l’État.

[2] Vancouver (Ville) c. Ward, [2010] 2 R.C.S. 28.

[3] R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292.

[4] Andrews c. Grand Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229.

[5] Cinar Corporation c. Robinson, [2013] 3 R.C.S. 1168.

[6] Hinse c. Canada (Procureur général)[2015] 2 R.C.S. 621 et Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général)[2015] 2 R.C.S. 214.


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