par
Gabriel Lavigne
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et
Alexia Armstrong
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28 Fév 2023

Beaulieu c. Facebook, Inc. : action collective autorisée en matière de discrimination sur la plateforme Facebook

Par Gabriel Lavigne, avocat et Alexia Armstrong, étudiante à l'Université McGill

En décembre 2022, la Cour d’appel du Québec, dans la décision Beaulieu c. Facebook inc., 2022 QCCA 1736, sous la plume de l’Honorable juge Marie-France Bich, a infirmé un jugement du 27 juillet 2021 prononcé par la Cour supérieure qui refusait d’autoriser une action collective contre Facebook, inc. et Facebook Canada ltd. En accueillant la demande de l’appelante, la Cour d’appel autorise l’exercice de cette action collective.

Contexte factuel

L’appelante Beaulieu souhaite entreprendre une action collective contre Facebook, inc. et Facebook Canada ltd. (ci-après « les intimées »). En particulier, elle reproche certaines politiques et pratiques publicitaires discriminatoires en matière d’emploi et de logement, qui enfreindraient l’art. 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne[1]. Par cette action collective, Beaulieu réclame une réparation en dommages moraux et punitifs, ainsi qu’une injonction visant à mettre fin ces pratiques publicitaires discriminatoires.

D’après l’appelante, le comportement discriminatoire des intimées se manifeste de trois façons[2] :

1)   Ad Targeting : les outils que les intimées mettent à disposition des tiers-annonceurs permettent à ceux-ci de cibler des auditoires précis sur la base de leur race, sexe ou âge ;

2)   Ad Delivery : les algorithmes de diffusion/distribution des intimées excluraient certaines personnes sur la base de motifs prohibés par la loi ;

3)   Ad Text : les intimées laisseraient s’afficher sur leur plateforme des annonces explicitement discriminatoires.

Les deux premiers cas énoncés seraient les plus pernicieux, soumet l’appelante, car les personnes exclues pour des motifs énumérés par l’art. 10 de la Charte ne savent pas qu’elles l’ont été[3]. La preuve des intimés ne contredit pas ces allégations factuelles[4].

Une déclaration sous serment du directeur de « Privacy and Data Policy » de Facebook, Anthony Howard, mentionne que les tiers-annonceurs peuvent « cibler leur publicité en fonction de caractéristiques comme le genre, l’âge, les intérêts, les comportements, les activités ainsi que divers facteurs géographiques et démographiques » [5]. Cependant, Howard précise qu’il n’y a pas d’option de « race targeting ». Il est donc évident que Facebook a la capacité technologique de cibler des audiences particulières[6].

Jugement de première instance : Beaulieu c. Facebook inc., 2021 QCCS 3206

Le Code de procédure civile (C.p.c.) permet l’exercice d’actions collectives, mais celles-ci doivent préalablement être autorisées. L’article 575 C.p.c. énonce quatre critères pour qu’un tribunal autorise l’exercice de l’action collective :

1)   les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes;

2)   les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées;

3)   la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui ou sur la jonction d’instance;

4)   le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres.

La juge de première instance a rejeté la demande d’autorisation présentée par l’appelante, concluant que cette demande ne satisfaisait pas au premier critère, car il n’existerait pas de question commune. En outre, Beaulieu proposerait « un groupe mal défini » et « irrémédiablement inapproprié »[7]. À cet égard, la juge indique :

1)   Que la discrimination partagée par les membres du groupe est trop liée au contexte spécifique de chaque membre[8]. La situation de chaque individu nécessiterait une évaluation approfondie de leur cas particulier, et l’analyse juridique différerait donc en fonction de chaque annonce publiée sur Facebook[9]. L’affaire ne comporte donc pas assez de questions communes pour satisfaire le premier critère.

2)   De plus, le groupe serait mal défini, ce qui rendrait la remédiation « impraticable et disproportionnée »[10]. La plupart des victimes de cette discrimination ne savent pas qu’elles l’ont été, car elles n’ont pas reçu d’annonce. La composition du groupe serait « impossible à définir »[11].

Les trois autres critères seraient satisfaits selon la juge de première instance.

Appel : analyse et décision

En appel, le débat se porte uniquement sur le caractère plus ou moins commun des questions soulevées par l’action collective projetée ainsi que la définition du groupe[12]. Les intimées ne contestent pas les autres conclusions de la juge. La Cour d’appel conclut que la juge de première instance a commis une erreur de droit en s’écartant de l’enseignement de la Cour suprême quant à ces deux éléments[13].

a) Les questions communes

S’appuyant sur les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Vivendi Canada, la Cour d’appel conclut que le critère du paragraphe 575(1) C.p.c. est rempli. Selon la Cour, ce critère « peut être respecté même si des réponses nuancées doivent être apportées, pour les divers membres du groupe, aux questions communes soulevées par le recours collectif »[14].

Trois questions sont communes aux membres du groupe :

1)   Quelles sont, dans les faits, les politiques et pratiques publicitaires des intimées en matière d’emploi et de logement et en quoi consistent-elles précisément? Comment sont-elles appliquées et quelles sont leurs conséquences et retombées concrètes?

2)   Ces politiques et pratiques publicitaires établissent-elles, par leur objectif ou leur effet, une ou des distinctions, exclusions ou préférences?

3)   Ces distinctions, exclusions ou préférences ou certaines d’entre elles sont-elles fondées (au sens où la jurisprudence entend ce terme), en totalité ou en partie, sur un motif prohibé par l’art. 10 de la Charte québécoise, en l’occurrence la race, le sexe ou l’âge?

Les trois questions étant communes aux membres du groupe, la juge de première instance a minimisé « la dimension systémique et générale de l’affaire » selon la Cour d’appel[15].

b) La définition du groupe

Le groupe visé par l’action collective se définit comme suit : « Tous les usagers et usagères Facebook du Québec qui étaient à la  recherche d’un emploi ou d’un logement ou qui étaient intéressé·e·s par les annonces d’emploi ou de logement et qui, en raison de leur race, de leur sexe ou de leur âge, ont été exclu·e·s par les services de publicité de Facebook de la distribution d’annonces d’offres d’emploi ou de logement sur Facebook, et ce, entre le 11 avril 2016 et la date du présent jugement »[16].

Cette définition crée un groupe assez vaste, ce qui, pour la juge en première instance, serait ingérable. Citant en exemple les actions contre les compagnies de cigarettes, la Cour rétorque que « le nombre des membres du groupe n’est pas déterminant » dans l’autorisation d’une action collective[17]. Le groupe est vaste, mais la « description proposée n’est ni circulaire ni particulièrement floue », clarifie la Cour d’appel[18].

L’appartenance au groupe est donc fondée sur trois exigences (outre la condition temporelle) [19]:

1)   utiliser Facebook ;

2)   avoir eu de l’intérêt pour les annonces d’emploi ou de logement ou avoir été en recherche d’emploi ou de logement à l’époque pertinente et ;

3)   ne pas avoir reçu d’annonces d’emploi ou de logement pour des motifs de race, de sexe ou d’âge.

La Cour apporte une attention plus particulière à la troisième exigence. Il existe une difficulté d’identification dérivée du fait que les membres qui n’ont pas reçu d’annonces ne le savent pas[20]. Pour la juge de première instance, ceci constitue un empêchement dirimant puisque contraire au principe du droit d’exclusion garanti par l’art. 576 du C.p.c.[21]. La Cour d’appel est d’avis que le fait que les victimes de discrimination subreptice ne le sachent pas n’a pas d’importance sur cette garantie, et donc n’est pas une raison suffisante de faire obstacle à l’action collective[22]. Les règles sur la composition des groupes ne doivent pas être interprétées ou appliquées de manière rigides, particulièrement dans cette affaire qui « relève ici de l’ordre et de l’intérêt publics », écrit la Cour[23].

Conclusion

En somme, la Cour d’appel autorise l’action collective proposée, estimant que tous les critères d’autorisation sont remplis. L’appelante est donc autorisée à réclamer aux intimées des dommages moraux et punitifs pour chaque membre du groupe, et à solliciter l’émission d’une injonction visant à ordonner aux intimées de cesser de permettre et/ou de faciliter le ciblage et la distribution publicitaires discriminatoires en fonction de la race, du sexe ou de l’âge, en ce qui concerne les annonces d’emploi ou de logement.

Le monde virtuel présente des questions qui reflètent directement les valeurs de notre société. La suite de cette affaire pourrait provoquer des vagues importantes dans le domaine de la non-discrimination, particulièrement dans les publicités en ligne.

Le texte intégral de l’arrêt est disponible ici.


[1] Beaulieu c. Facebook inc., 2022 QCCA 1736, par. 15.

[2] Ibid, par. 16.

[3] Ibid, par. 20.

[4] Ibid, par. 24.

[5] Ibid.

[6] Ibid, par. 24-25.

[7] Ibid, par. 26.

[8] Beaulieu c. Facebook inc., 2021 QCCS 3206, par. 41.

[9] Ibid, par. 47.

[10] Ibid, par. 55.

[11] Ibid, par. 57.

[12] Beaulieu c. Facebook inc., 2021 QCCS 3206, par. 43.

[13] Ibid, par. 46.

[14] Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, par. 53.

[15] Beaulieu c. Facebook inc., 2021 QCCS 3206, par. 61.

[16] Ibid, par. 7.

[17] Ibid, par. 66.

[18] Ibid, par. 71.

[19] Ibid, par. 76.

[20] Ibid, par. 80.

[21] Beaulieu c. Facebook inc., 2021 QCCS 3206, par. 52-53.

[22] Beaulieu c. Facebook inc., 2022 QCCA 1736, par. 85.

[23] Ibid, par. 82.

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