02 Fév 2023

Larocque c. Villeneuve: lorsqu’une « blague » d’un étudiant envers son enseignant est considérée comme de la diffamation

Par Amélie Lemay, avocate et Anaïs Nguyen, étudiante à l'Université de Montréal

Dans la décision Larocque c. Villeneuve[1], la Cour accueille en partie la demande en diffamation à l’encontre d’un étudiant ayant fait une « blague » à l’égard de son enseignant, suivant les enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bou Malhab c. Diffusion Métromédica CMR Inc.[2].

Contexte

L’événement du 29 novembre 2019 (para. 12-18)

Lors de cette soirée, Samuel Villeneuve, un étudiant âgé de 16 ans de l’école secondaire Cap Jeunesse, accompagné de trois amis, a fait confectionner un chandail à l’image de leur professeur d’anglais, Alexandre Larocque, avec la mention dégradante « Kirky suce Larocque ». « Kirky » représentait le surnom de leur professeur d’éthique et culture religieuse, Dave Kirk. Le chandail a ensuite été porté par les jeunes lors d’une sortie au centre d’achat « Carrefour du Nord », dont au cinéma. Julie Trudel, une ancienne diplômée de l’école Cap Jeunesse, directrice adjointe du cinéma, reconnaît son ancien professeur d’anglais et le contacte afin de l’en informer.

Les événements subséquents (para. 19-36)

Selon le défendeur M. Villeneuve, après avoir porté le chandail au centre commercial, la « blague » était terminée. Cependant, au début de la semaine suivant l’événement, deux des quatre étudiants ont apporté le chandail à l’école et l’un d’entre eux l’a porté en classe en présence de Dave Kirk.

La direction, informée de la situation, a rencontré les deux étudiants qui ont divulgué le nom des deux autres étudiants impliqués dans la confection du chandail. Conséquemment, la direction a mis en suspension interne pour trois jours M. Villeneuve. Après la période de suspension, M. Larocque s’est opposé à la réinsertion de M. Villeneuve dans son cours. Ce n’est qu’en janvier 2020 que M. Villeneuve a finalement réintégré la classe. À l’aide de son père, M. Villeneuve a rédigé une lettre d’excuses à M. Larocque afin de reconnaître ses torts. Lors de son témoignage, M. Villeneuve a prétendu que cette erreur a affecté son parcours académique et sa santé mentale.

M. Larocque, insatisfait de gestion des événements par la direction, a contacté son syndicat. Il estimait que la direction de l’école avait privilégié l’étudiant à son détriment en le réintégrant dans la classe en janvier, et que M. Villeneuve aurait dû se faire imposer plus qu’une lettre d’excuses à titre de réparation de ses torts. Par après, avec l’aide de son syndicat, il a mis en demeure les parents des quatre étudiants, chacun pour le montant de 1 000$. Un règlement avec trois étudiants a eu lieu à l’exception de M. Villeneuve. La poursuite de 12 000$ a alors été maintenue à son égard pour être ultérieurement réduite à 4 000$. M. Larocque témoigne que l’événement du 29 novembre 2019 a porté atteinte à sa carrière d’enseignant et a détérioré sa santé mentale. Effectivement, cette tension psychologique s’est ensuite poursuivie dès la réintégration de l’étudiant en janvier 2019. Cependant, du côté de ses confrères enseignants, il mentionne avoir reçu d’excellents encouragements au cours de ses démarches.

Décision

Les principes généraux de droit applicables (para. 37-57)

Relativement aux principes généraux de droit, la Cour fait référence au droit à la réputation du demandeur M. Larocque, protégé par les articles 2 et 35 du Code civil du Québec ainsi que par l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après « Charte »). Le recours en diffamation fondé sur l’article 1457 C.c.Q. requiert la preuve prépondérante de la faute, du préjudice et du lien de causalité.

Quant à la notion de faute, la Cour adopte le critère de la personne raisonnable, avisée, diligente et attentive aux droits d’autrui dans les mêmes circonstances[3]. En l’espèce, la Cour conclut à la diffamation, puisque la personne raisonnable n’aurait pas confectionné et exhibé dans un endroit public un chandail contenant des propos humiliants à connotation sexuelle à l’égard de son enseignant.

Quant à la notion de préjudice, dans le contexte d’une action en diffamation, il s’agit de l’atteinte à la réputation évaluée selon la norme objective du citoyen ordinaire. La Cour se demande si aux yeux du citoyen ordinaire, il y a eu une diminution de l’estime de la perception autrui[4]. Ainsi, le préjudice subjectif de la victime, soit le sentiment intrinsèque d’humiliation, de tristesse ou de frustration ne saurait suffire dans l’analyse du préjudice[5]. En l’espèce, le fait d’exhiber un chandail diffamatoire dans les aires communes d’un centre d’achat d’un enseignant ayant 20 ans de carrière, bien connu au sein de sa communauté, était vraisemblablement dégradant. Cela pouvait vraisemblablement porter à confusion toute personne fréquentant ces lieux quant aux valeurs et au code de conduite de M. Larocque. Le fait qu’il s’agisse d’un lieu fréquenté par des étudiants, des parents, du personnel ou d’anciens étudiants, comme Mme Trudel, de l’école secondaire Cap-Jeunesse milite également en la faveur d’un préjudice subi par M. Larocque[6] :

[57] L’image renvoyée par le message au lecteur est dégradante. Ce message affecte le respect et la confiance que le citoyen ordinaire peut avoir envers un professeur […]. Le lecteur ne peut faire autrement que se questionner sur la bonne conduite, le libertinage, les valeurs de M. Larocque. Le message suscite des sentiments défavorables ou désagréables. Il y a préjudice.

Les dommages (para. 58-73)

La réclamation initiale de M. Larocque s’élevait à 6 000$ à titre de dommages moraux à l’encontre des trois étudiants et de leurs parents. Dans l’évaluation des dommages, la Cour se fonde sur l’application des critères de la décision Horic c. Nepfeu permettant de déterminer à la discrétion du tribunal le quantum des dommages[7]. En tenant compte des faits en l’espèce comparés aux faits de l’affaire Falcon c. Cournoyer, la Cour accorde la somme de 1 000$ à titre de compensation pour les dommages moraux.

En ce qui a trait aux dommages punitifs prévus à l’article 1621 C.c.Q.[8] dans une visée de prévention du comportement inacceptable et à l’article 49 al.2 de la Charte, il n’y avait pas lieu de les accorder en considérant le jeune âge du défendeur et son absence de patrimoine et de revenu substantiel.

Relativement à la responsabilité des parents en vertu de l’article 1459 C.c.Q., les parents de M. Villeneuve ont démontré leur absence de faute dans la garde, la surveillance et l’éducation de leur enfant. Leur responsabilité en tant que titulaires de l’autorité parentale n’a donc pas été retenue.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Larocque c. Villeneuve, 2022 QCCQ 5765.

[2] Bou Malhab c. Diffusion Métromédica CMR Inc., 2011 CSC 9, par. 22.

[3] Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoit MOORE, La responsabilité civile, vol. 1, 9éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2020, EYB2020RES33, no 1-301 (La référence).

[4] Bou Malhab c. Diffusion Métromédica CMR Inc., préc., note 2, par. 26.

[5] Id., par. 28.

[6] Larocque c. Villeneuve, préc., note 1, par. 57.

[7] Horic c. Nepveu2016 QCCS 3921.

[8] Falcon c. Cournoyer (C.S., 2000-01-05), SOQUIJ AZ-00021104.

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