Développements en droit constitutionnel par l’Ontario : l’aspect informationnel du droit de vote et la clause dérogatoire
Par Ivan da Fonseca, avocat
Le 6 mars 2023, la Cour d’appel de l’Ontario s’est prononcée sur la constitutionnalité d’une loi provinciale concernant les plafonds de dépenses électorales par les tiers. Dans une décision divisée, la majorité infirme le jugement de première instance et décide que la législation en cause viole le droit de vote protégé par la Charte canadienne des droits et libertés. L’arrêt Working Families Coalition (Canada) Inc. v. Ontario (Attorney General), 2023 ONCA 139, fournit des précisions importantes quant à l’aspect informationnel du droit de vote protégé par la Charte et quant aux conditions d’application de la clause dérogatoire.
Contexte
En 2021, la province de l’Ontario modifie la Loi sur le financement des élections[1] notamment à l’égard du plafond de dépenses pour la publicité électorale faites par un tiers, soit une personne ou une entité qui n’est ni candidate ni un parti politique. Le plafond établi à la dernière modification législative de 2017 était de 600 000$ et s’appliquait pour une période de 6 mois précédant l’émission des brefs d’élection[2]. La modification de 2021 rallonge la période applicable de 6 à 12 mois avant les brefs d’élection, sans modifications quant au montant[3].
Dans une première décision, la Cour supérieure de l’Ontario décide que la modification viole la liberté d’expression des tiers publicitaires prévue à l’article 2(b) de la Charte et que cette violation n’est pas justifiée (ci-après « Décision no 1 »)[4]. En réponse, le gouvernement provincial introduit essentiellement les mêmes modifications, mais sous la protection de la clause dérogatoire[5]. La Cour supérieure de l’Ontario est saisie à nouveau et rend la décision portée en appel.
Le juge de première instance décide premièrement que l’article 33 de la Charte n’impose aucune condition de fond à l’invocation de la clause dérogatoire, mais seulement des conditions de forme, qui ont été respectées. Deuxièmement, les parties invoquent le droit de vote prévu à l’article 3 de la Charte, puisque celui-ci n’est pas limité par la clause dérogatoire. La Cour supérieure décide que même si la période de 6 mois était moins restrictive, l’extension à 12 mois ne viole pas l’article 3 de la Charte pour autant.
Décision
Article 33 : Clause dérogatoire
À l’unanimité sur cette question, la Cour d’appel de l’Ontario confirme le jugement de première instance sur la base de l’arrêt Ford[6] de la Cour suprême, selon lequel aucune justification de fond ne peut être requise du législateur pour l’utilisation de la clause dérogatoire :
[50] In our view, this conclusion is entailed by the Supreme Court’s decision in Ford v. Quebec (Attorney General), [1988] 2 S.C.R. 712. Ford holds that s. 33 is subject to a requirement of form only, and that no substantive justification by a legislature for invoking the notwithstanding clause is required: at pp. 740-41.
[…]
[56] OSSTF further argues that the Supreme Court’s decision in Ford is no longer an answer to the concerns it raises in light of the evolution of Charter jurisprudence since Ford was decided in 1988. We note, however, that Ford has not been overruled or specifically doubted by any subsequent Supreme Court decision. The core principles governing the interpretation and application of s. 33 in Ford must guide our review of s. 33 in this case. The notwithstanding clause was expressly and clearly invoked. The formal (and only) requirement for its invocation was complied with. The invocation will expire after five years, and the electorate will be able to consider the government’s use of the clause when it votes. And, as s. 3’s application to the legislation is unaffected by the invocation of the notwithstanding clause, the fact that it was validly invoked still leaves full room for s. 3 to operate.
La Cour d’appel rejette l’argument selon lequel la durée maximale de cinq ans de la clause dérogatoire, imposée par le paragraphe 33(3) de la Charte, révèle une limite interne à l’article 33. Cette limite empêcherait le législateur d’utiliser la clause dérogatoire pour miner l’équité électorale, étant donné que la clause est reliée inexorablement au contrôle démocratique par les élections. Le processus électoral, explique la Cour, est adéquatement protégé par l’article 3 de Charte, qui échappe à l’application de la clause dérogatoire. Ce dernier n’a pas pour autant l’effet de restreindre le fonctionnement de la clause dérogatoire à l’égard des autres droits.
Article 3 : Droit de vote
La majorité de la Cour d’appel de l’Ontario rappelle que le droit de vote constitue le droit de participer utilement au processus électoral. Or, c’est l’aspect informationnel de ce droit qui est en cause. Comme l’article 3 promeut un modèle électoral égalitaire, il est acquis qu’un certain plafonnement de dépenses est nécessaire pour empêcher les plus fortunés de dominer le discours politique et ainsi assurer autant l’égalité de chances de participation que le droit des électeurs d’être raisonnablement informés de tous les choix électoraux. Cependant, lorsque trop restrictifs, des tels plafonds peuvent eux-mêmes devenir une violation de l’aspect informationnel du droit de vote, d’où le besoin de les adapter soigneusement.
Selon la majorité, la Cour suprême a établi dans Harper deux tests alternatifs pour déterminer s’il y a violation au droit à la participation utile au processus électoral, à savoir 1) si les restrictions ont été « soigneusement adaptées », ce qui invite le tribunal à examiner le fondement du montant et de la durée du plafond de dépenses, et 2) si les restrictions permettent des « campagnes d’information modestes ».
La majorité de la Cour d’appel identifie d’abord trois erreurs commises par le juge de première instance en ce qui concerne « l’adaptation soignée ». Premièrement, il a omis de donner suite à ses propres conclusions factuelles dans la Décision no 1 selon lesquelles le plafond précédent de six mois était une restriction « soigneusement adaptée ». Deuxièmement, il aurait dû analyser l’extension de la période en considérant l’absence de modifications sur le montant du plafond. Troisièmement, le juge a erré en appliquant les concepts de l’atteinte minimale, propres au test de justification de l’article 1 de la Charte, pour conclure que le plafond était une des mesures raisonnables que pouvait prendre le gouvernement.
Ensuite, la majorité de la Cour d’appel détermine que le juge de première instance n’a prononcé aucune conclusion factuelle selon laquelle la prolongation de la durée applicable au plafond de dépenses permettait néanmoins aux tiers publicitaires de mener des « campagnes d’information modestes ».
Par conséquent, conclut la majorité, il y a violation de l’article 3 et le jugement de première instance est infirmé :
[136] Adopting the reasoning from Harper, we conclude that because the challenged spending restrictions were not carefully tailored, and there is no finding that they would permit a modest informational campaign, they overly restrict the informational component of the right to vote. They therefore undermine the right of citizens to meaningfully participate in the political process and to be effectively represented. Consequently, in our view, they infringe s. 3 of the Charter.
Le juge Benotto, dissident, aurait quant à lui confirmé la décision portée en appel et ainsi la validité de la loi. Il conteste le raisonnement de la majorité dans le premier test, à savoir si les restrictions ont été « soigneusement adaptées », puisque la majorité mélange les analyses des articles 3 et 1 de la Charte en imposant au législateur le fardeau de justifier sa mesure législative dès l’analyse de la violation. En ce qui concerne le deuxième test, il estime, contrairement à la majorité, que le jugement de première instance recèle la conclusion factuelle selon laquelle les tiers publicitaires étaient en mesure de mener des campagnes d’information modestes.
Article 1 : Justification
Selon la majorité de la Cour d’appel, l’objectif des dispositions législatives en jeu est d’assurer l’égalité dans le processus électoral, et les plafonds de dépenses contestés ont un lien rationnel avec cet objectif. Cependant, dans l’absence de preuve selon laquelle ces plafonds étaient nécessaires pour atteindre cet objectif, la majorité conclut qu’il ne s’agit pas d’une atteinte minimale. Par ailleurs, elle remarque que la justification échoue également à la dernière étape du test, soit la proportionnalité stricte, en raison de l’absence de bénéfices démontrés émanant de la prolongation de la période applicable au plafond.
Par conséquent, l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario conclut à la violation non justifiée de l’article 3 de la Charte, mais suspend la déclaration d’invalidité de la disposition contestée pour 12 mois.
Commentaire
En ce qui concerne la première question répondue par la Cour, concernant l’(in)existence de conditions de fond à l’article 33 de la Charte, il s’agit d’une conclusion avec des retombées importantes pour la jurisprudence constitutionnelle canadienne, incluant pour des dossiers présentement en cours. Notamment, il s’agit d’une question qui devra être tranchée prochainement par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Hak[7] concernant la Loi sur la laïcité de l’État[8].
Cependant, il appert du raisonnement de la Cour que seules des conditions de fond reliées au processus électoral sont soulevées dans cet arrêt. L’applicabilité de ce raisonnement à d’autres affaires demeure donc à être déterminée.
En ce qui concerne la deuxième question, concernant le test applicable pour déterminer la constitutionnalité d’un plafond de dépenses à l’égard de l’article 3 de la Charte, il est intéressant de noter que la majorité de la Cour d’appel de l’Ontario réfute les critiques du juge dissident en affirmant que le fardeau de persuasion appartient à celle qui conteste la loi, mais que, en pratique, la majorité impose ce fardeau au gouvernement. La majorité explique que, puisque le plafond précédent était approprié, tout changement qui est plus restrictif devrait être accompagné d’une justification par le législateur, sous peine d’inférences négatives quant à la constitutionnalité du changement :
The absence of any explanation for the extended restriction, given that the existing restriction was appropriate to accomplish the electoral fairness objective, tells heavily against a finding of careful tailoring. […] We agree with the appellants that doubling the restricted period without increasing the quantum, a result that was twice as restrictive as what had been found appropriate, without explanation, does not denote careful tailoring.[9]
Or, pour toute mesure législative, il y aura un cadre législatif précédent présumément adéquat par présomption de constitutionnalité. Par ailleurs, comme expliqué par la majorité elle-même, un changement de plafond qui est moins restrictif est pareillement dangereux pour le droit de vote et le modèle électoral égalitaire qu’il protège.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] LRO 1990, c. E.7
[2] Loi de 2016 modifiant des lois en ce qui concerne le financement électoral, L.O. 2016, c. 22, art. 37.10.1(2)b).
[3] Loi de 2021 sur la protection des élections en Ontario, L.O. 2021, c. 5, art. 15(2).
[4] Working Families Ontario v. Ontario, 2021 ONSC 4076.
[5] Loi de 2021 visant à protéger les élections et à défendre la démocratie, L.O. 2021, c. 31.
[6] Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712
[7] Hak c. Procureur général du Québec, 2021 QCCS 1466, porté en appel devant la Cour d’appel du Québec, en attente de jugement.
[8] L.Q. 2019, c. 12, intégrée au RLRQ, c. L-0.3.
[9] Working Families Coalition (Canada) Inc. v. Ontario (Attorney General), 2023 ONCA 139, par. 109.
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