Le Tribunal s’écarte de deux suggestions communes et impose une peine différente. Pourquoi?
Par Adriana Tannous, avocate
Les tribunaux de première instance sont tenus de faire preuve de retenue et de déférence envers les parties qui leurs soumettent une suggestion commune quant à la détermination de la peine et de respecter celle-ci à moins que, notamment, elle ne déconsidère l’administration de la justice. Les critères pour s’écarter d’une telle recommandation sont de rigueur. La décision Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Tisseur, 2023 QCCQ 817, rendue le 21 février 2023, illustre un cas suivant lequel le juge s’écarte non pas d’une, mais de deux suggestions communes proposées par les parties et impose une peine différente[1].
Contexte
L’accusé M. André Tisseur, ayant plaidé coupable aux accusations d’avoir sciemment proféré une menace de causer la mort ou des lésions corporelles aux premiers ministres du Québec et du Canada, François Legault et Justin Trudeau, ainsi qu’à d’autres membres du Gouvernement, d’avoir eu en sa possession une arme à feu, trois armes à impulsion électrique (ci-après « Tasers ») et des munitions (alors qu’il était visé par une ordonnance d’interdiction de posséder des armes à feu) et d’avoir possédé des Tasers sans être titulaire du permis requis. Ces accusations sont passibles de 5, 10 et 5 ans d’emprisonnement. Deux suggestions communes ont été présentées par les parties, soit une sentence suspendue et 100 heures de travaux communautaires ainsi qu’une suggestion correspondant au temps préventif de 68 jours, équivalant à 102 jours. Le Tribunal refuse les deux suggestions communes et impose une peine équivalente à 9 mois[2].
Les faits
Entre le 17 mars et le 10 avril 2022, l’accusé a diffusé 14 vidéos sur lesquelles il apparaît et tient plusieurs propos menaçants à l’égard de plusieurs membres du Gouvernement. Le 11 avril 2022, l’accusé publie sur un réseau social des vidéos sur lesquelles il profère d’importantes menaces dans un contexte d’incitation à la violence[3]. Le juge, dans sa décision, relate certains passages de ces vidéos[4].
Une perquisition a été effectuée par le Groupe d’intervention tactique à la résidence de l’accusé suite à une dénonciation par un citoyen. Une arme chargée et des armes prohibées ont été découvertes en dessous du lit de ce dernier[5].
La première suggestion commune des parties sur la peine
Les parties ont présenté une suggestion commune de sursis de la peine et 100 heures de travaux communautaires. La recommandation était motivée par le fait que l’accusé était en état d’ébriété lorsqu’il a proféré les menaces et qu’il a, suite à une ordonnance de la Cour, suivi une thérapie en toxicomanie de six mois[6]. Au moment du visionnage des vidéos en question, le Tribunal a conclu que les paroles et le ton employé par l’accusé pour proférer les menaces incitaient à la violence tout en mettant en évidence un danger pour le public[7].
Malgré la suggestion commune de 100 heures de travaux communautaires, les parties n’étaient pas certaines que l’accusé était admissible à des travaux communautaires vu sa situation physique. L’accusé avait notamment eu un accident de travail ainsi qu’un accident de moto et avait indiqué aux agents de probation qu’il lui était difficile de se déplacer et vivait dans un endroit isolé[8].
Considérant le contexte de violence, la possession d’une arme chargée ainsi que les antécédents judiciaires de l’accusé en semblable matière, le Tribunal a estimé que la suggestion commune était considérablement inappropriée[9].
La seconde suggestion commune
Suite à l’obtention d’un rapport présentenciel, les parties ont présenté une seconde suggestion commune à savoir une suggestion équivalant au temps préventif de 68 jours, soit 102 jours, ainsi qu’une probation de deux ans. La Défense motive cette suggestion par les sept ateliers de thérapie cumulant presque six heures au total, auxquels l’accusé a participé en matière de substances illicites, d’intégration sociale, d’introspection et de connaissance de soi[10].
Avant de se prononcer sur la suggestion commune et considérant le principe d’individualisation de la peine, le Tribunal estime nécessaire d’analyser la situation personnelle de l’accusé, ses antécédents judiciaires et le rapport de thérapie[11].
Il estime également nécessaire « d’examiner d’abord pourquoi la première suggestion commune discréditait l’administration de la justice, d’examiner la seconde suggestion suite au temps purgé préventivement dans l’attente du rapport présentenciel et appliquer ensuite les principes pénologiques. [12]»
La situation personnelle de l’accusé
L’accusé a évolué dans un environnement de violence et d’instabilité. Ce dernier a notamment débuté une consommation d’alcool et de substances illicites à un très jeune âge soit à 13 ans[13].
L’accusé est âgé de 58 ans. Il était technicien machiniste en cinéma depuis l’âge de 22 ans jusqu’à ses 40 ans. Ce dernier a eu plusieurs problèmes de santés liés à un accident de travail et des accidents à bord d’un véhicule routier. Au cours des dernières années, l’accusé a pris la décision de s’isoler géographiquement ce qui a également entraîné son isolation sociale[14].
Les antécédents de l’accusé
Depuis 1982, donc depuis l’âge de 18 ans, l’accusé était impliqué dans la criminalité. Ce dernier possède 27 antécédents judiciaires notamment en matière de menaces, de voies de fait et d’infractions reliées aux armes à feu[15].
Le rapport de thérapie
L’accusé a débuté une thérapie en avril 2022 et l’a terminée le 30 septembre 2022. L’accusé a réussi à maintenir sa sobriété, à compléter sa thérapie et a un plan de sortie qui implique le support d’un ami[16]. Toutefois, le rapport de thérapie dénote de nombreux indices démontrant qu’il a de la difficulté à reconnaître sa responsabilité et à faire de l’introspection[17].
Les raisons pour ne pas suivre la première suggestion commune
Vu le critère de dissuasion collective, le Tribunal est d’avis que les menaces proférées par l’accusé à l’égard des membres du Gouvernement ne sont pas sans conséquences pour ces derniers qui les subissent ainsi que pour leur famille. Les menaces étaient prononcées dans un contexte d’incitation à la violence et ce, en portant atteinte à la démocratie elle-même[18]. Le Tribunal conclut que la situation personnelle de l’accusé, les vidéos, les antécédents judiciaires et la possession d’une arme chargée démontrent la colère de l’accusé et son potentiel de violence[19].
Le Tribunal est d’avis qu’il doit s’écarter de la première suggestion commune sur la peine car elle ne lui permet pas d’assumer son rôle de « protecteur ultime de l’intérêt public »[20].
L’examen de la deuxième suggestion commune
Il y a lieu d’examiner la deuxième suggestion commune selon les mêmes critères que la première recommandation. La deuxième suggestion a été faite suite à la détention préventive et l’obtention du rapport présentenciel[21].
Le Tribunal procède en premier lieu à l’analyse du profil de l’accusé effectué par l’agent de probation[22].
En résumé, la Cour conclut que l’accusé est loin d’une véritable introspection, il est décrit comme une personne sensible, cherchant à dissimuler ses vulnérabilités derrière une carapace et les pallier par la consommation de drogues et d’alcool et l’accumulation des émotions[23]. Le risque de récidive demeure présent chez l’accusé et l’agent de probation exprime une préoccupation quant au potentiel de violence chez l’accusé[24].
Le refus de la deuxième suggestion commune
Vu la jurisprudence à l’égard de situations comportant des similarités[25] et la jurisprudence en lien avec les principes reliés aux crimes concernant les armes[26], le Tribunal est d’avis que la deuxième recommandation conjointe des parties déconsidère l’administration de la justice et qu’il n’y a pas lieu d’y donner suite[27].
L’objectif visé par le prononcé des peines
Le principe fondamental en matière de détermination de la peine demeure que la peine doit être individualisée et proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité de l’accusé. Il y a également lieu de considérer les autres objectifs mentionnés par le législateur soit la prévention du crime, le respect de la loi, le maintien d’une société juste, paisible et sûre, la réinsertion sociale d’un accusé, la responsabilité de ses actions, la reconnaissance par l’accusé du tort qu’il a causé aux victimes ou à la collectivité[28].
Les circonstances aggravantes et atténuantes doivent également être considérées. « Le Tribunal doit chercher l’harmonisation ou la paritédes peines à l’égard de circonstances semblables, éviter l’excès, examiner avant d’envisager la privation de liberté, la possibilité de sanctions moins contraignantes et de toutes sanctions substitutives à l’incarcération lorsque les circonstances le justifient en tenant compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité. » [29].
Le Tribunal est d’avis qu’il faut considérer et reconnaître l’effort de l’accusé de suivre une thérapie de sept sessions sur les habiletés sociales et personnelles depuis sa détention[30]. Le Tribunal prend en considération que l’accusé a plaidé coupable à chacune des infractions, que ce dernier a aggravé sa situation en ayant en sa possession une arme chargée et des armes prohibées, que l’accusé a proféré des menaces à l’égard de plusieurs personnes ayant une certaine notoriété, mais reconnait toutefois son effort de suivre une thérapie. Par conséquent, le Tribunal impose une peine équivalente à neuf mois d’emprisonnement et d’en soustraire le facteur 1.5 du temps purgé préventivement depuis le 21 décembre 2022[31].
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Une Requête en autorisation d’appel de la sentence rendue le 21 février 2023 par l’honorable Normand Bonin a été accueillie le 23 mars par l’honorable Martin Vauclair, J.C.A.
[2] Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Tisseur, 2023 QCCQ 817, par. 1.
[3] Id., par. 2.
[4] Id.
[5] Id., par. 3 et 4.
[6] Id., par. 5.
[7] Id., par. 6.
[8] Id., par. 7.
[9] Id., par. 8.
[10] Id., par. 10.
[11] Id., par. 13.
[12] Id.
[13] Id., par. 14 et 15.
[14] Id., par. 16.
[15] Id., par. 17.
[16] Id., par. 18.
[17] Id., par. 19.
[18] Id., par. 26
[19] Id., par. 27.
[20]Id., par. 30.
[21] Id., par. 33.
[22] Id., par. 35.
[23] Id., par. 35 à 37.
[24] Id., par. 38.
[25] Id., par. 39 et 40.
[26] Id., par. 41 à 45.
[27] Id., par. 46.
[28] Id., par. 52.
[29] Id., par. 53.
[30] Id., par. 55.
[31] Id., par. 55 à 57.
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