20 Juin 2023

Gupa c. Canada (Citoyenneté et Immigration) : lorsque l’acquiescement passif constitue de la complicité à des crimes contre l’humanité

Par Andrey Leshyner, avocat et Kaina Cayo, étudiante à l'Université du Québec à Montréal

Dans la décision Gupa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 157, la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est présentée par un ancien fonctionnaire d’un service de renseignements nationaux de la République démocratique du Congo à la suite du rejet de sa demande de statut de réfugié par la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés. Vu son manque de crédibilité, l’importance de son poste et de la longueur de sa carrière, la Cour fédérale estime que la décision de la SAR est raisonnable parce le Demandeur a contribué de manière volontaire, consciente et significative au dessein criminel de l’Agence nationale de renseignements dont il était le deuxième directeur adjoint de la division du contre-espionnage.

Contexte

Le Demandeur, Monsieur Godefroid Masusu Gupa, est originaire de la République Démocratique du Congo (« RDC »). Entre 1987 et 2017, il travaillait comme fonctionnaire dans une organisation de services nationaux de renseignements connue sous trois noms différents, soit l’Agence nationale de documentation (« AND »), le Service national d’intelligence et de protection (« SNIP ») et l’Agence nationale de renseignements (« ANR »). Il rejoint le service de renseignements comme simple agent pour la direction de contre-espionnage. Durant ses trente années de carrière, il gravit les échelons au sein de l’organisation. En 2007, il accède au troisième poste le plus important, soit de Deuxième directeur adjoint de la division du contre-espionnage. La Cour fédérale souligne d’ailleurs qu’Amnesty International et l’Organisation des Nations unies (« ONU ») ont publié des rapports faisant état des crimes commis par l’Agence. Reconnue comme étant brutale, l’ANR est responsable de plusieurs arrestations arbitraires, d’accusations extrajudiciaires et d’actes de torture. À partir de 2015, le Demandeur allègue que son employeur le menace puisqu’il refuse de recueillir des informations contre un militant du mouvement de Filimbi. En 2016, lors d’une enquête menée par une délégation internationale, il prend une position différente de celle du gouvernement lors de la découverte de fosses communes en RDC. Par la suite, il dénonce l’instrumentalisation de la violence à des fins politiques de la part de l’Agence. Il se fait également agresser par l’armée. De plus, 2017, il fut détenu pour avoir opposé le gouvernement Kabila. Enfin, lors d’une formation professionnelle se déroulant à Montréal en octobre 2017, à laquelle il assistait à titre de délégué, le Demandeur décide de rester au Canada. Le 16 octobre 2017, il soumet une demande d’asile au gouvernement canadien.

Le ministre s’oppose à la demande du Demandeur en arguant qu’il n’a pas la qualité de réfugié et de « personne à protéger » au sens des articles 96 et 97 de Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (« LIPR ») et en vertu de l’article premier de Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (« Convention »). La Section de la protection des réfugiés (« SPR ») et la Section d’appel des réfugiés (« SAR ») ont également reconnu le bien-fondé des arguments du ministre. La SPR et la SAR concluent que le Demandeur serait ainsi privé du droit d’asile en raison de l’article 1(f)(a) de la Convention et de l’article 98 de la LIPR. Les deux instances estiment qu’il y a des motifs sérieux de croire que la contribution du Demandeur à de nombreux crimes contre l’humanité commis par l’ANR a été faite de manière consciente, volontaire et significative. Ainsi, le Demandeur se pourvoit contre la décision de la SAR et soumet une demande de contrôle judiciaire. 

Décision

La question de litige soumise à la Cour fédérale est la suivante : est-ce que la SAR a erré lorsqu’elle a nié la qualité de réfugié et de « personne à protéger » au Demandeur selon les articles 96 et 97 de la LIPR ? En l’espèce, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable établie dans l’arrêt Vavilov[1]

  1. Les crimes perpétrés par l’ANR constituent des crimes contre l’humanité

De prime abord, la Cour se penche sur la question de la qualification des crimes commis par l’ANR comme constituant des crimes contre l’humanité. Le Demandeur allègue qu’il ne remplit pas les critères prévus dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« Statut de Rome ») pour établir sa complicité. Même si les crimes commis par l’agence sont notoires, le Demandeur soutient que le ministre n’a pas démontré l’existence d’une politique gouvernementale incitant la perpétration de crimes contre l’humanité devant la SPR et la SAR. Le ministre quant à lui soutient que les décisions de la SPR et de la SAR sont raisonnables puisque ces instances détenaient de raisons sérieuses de penser que le Demandeur était complice des crimes contre l’humanité perpétrés par l’Agence lorsqu’il travaillait pour le service de renseignements en vertu de l’article 7(1)(e)(k) du Statut de Rome. Les infractions visées sont notamment les arrestations arbitraires et les autres actes inhumains commis par l’Agence. 

Au regard de la preuve soumise à la SAR, la Cour fédérale conclut que le Demandeur est complice de crimes de l’humanité selon les critères de l’arrêt Mugesera. La Cour fédérale soutient que le Statut de Rome, ratifié en 2000 par le Canada s’applique uniquement aux crimes commis après son entrée en vigueur en 2000. Puisque le Demandeur faisait partie de l’organisation 13 ans avant l’entrée en vigueur du Statut de Rome au Canada, la Cour fédérale conclut que c’est l’arrêt Mugesera qui s’applique dans le cas en espèce[2]. Cette décision rendue par la Cour suprême en 2005 établit les quatre critères pour déterminer si un acte de crime contre l’humanité a été commis.

« 1. Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise). 

2. L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique. 

3. L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes. 

4. L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive[3]. »

La Cour fédérale précise que la SPR et la SAR ont établi de manière objective que l’agence de renseignements a été responsable de plusieurs crimes avant et tout au long de la carrière du Demandeur, s’appuyant notamment sur les rapports démontrant l’implication de l’ANR dans l’arrestation et la détention arbitraire d’opposants politiques publiés par l’Office français des Réfugiés et des Apatrides. La Cour fédérale énonce que la SPR et la SAR ont conclu raisonnablement que les critères de l’arrêt Mugesera pour établir la complicité du Demandeur ont étaient satisfaits. Le juge Régimbald énonce néanmoins que même si le Statut de Rome ne s’applique pas, les actes commis par l’ANR auraient satisfait aux définitions les plus strictes de crimes contre l’humanité[4]. Par ailleurs, la décision Diasonama[5] a établi que l’agence participait « dans le cadre d’une politique gouvernementale, à la détention à la torture à la disparition et à l’assassinat des opposants politiques au régime de Kabila[6] ».

  1. Exclusion de l’alinéa (f)(a) de l’article premier de la Convention

En ce qui a trait à l’exclusion de l’alinéa de (f)(a) de l’article premier de la Convention, la Cour indique que s’il y a des raisons sérieuses de penser qu’une personne a commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, cet article prive cette dernière de recourir à l’asile. Le juge Régimbald cite la conclusion de l’arrêt Ezokola[7] de la Cour Suprême qui a statué que l’exclusion n’est pas limitée aux personnes qui ont participé directement aux crimes internationaux[8]. Un complice peut également se voir refuser la protection. Il ne pourra pas bénéficier du statut de réfugié ou de personne à protéger. 

  1. Fardeau de la preuve pour établir la complicité 

C’est au ministre qu’incombe le fardeau de prouver le bien-fondé de l’exclusion. La Cour suprême, dans Ezokola, a établi que la norme de preuve exige plus qu’un simple soupçon, mais elle doit être moindre que la prépondérance des probabilités en matière civile. Le droit de refuser l’asile attribué à la commission ne peut pas se fonder sur une preuve établie hors de tout raisonnable. Ceci a été réitéré dans les arrêts de la Cour fédérale Oberlander c. Canada (Procureur général) et Hadhiri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Donc, la SAR doit avoir des raisons sérieuses de penser que la personne a volontairement contribué de manière volontaire, significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel du groupe[9].

Le Demandeur argumente qu’il a fait preuve d’acquiescement passif. Il soutient qu’il ne connaissait pas les activités des autres départements en raison du principe de cloisonnement. Le Demandeur fait valoir que la simple association ou l’acquiescement passif ne suffit pas pour établir la complicité[10]. Cependant, la Cour fédérale est d’avis que le tribunal administratif a bien appliqué le cadre d’analyse établi par l’arrêt Ezokola[11] et que l’ensemble de la preuve a été révisé pour arriver à ces conclusions. Pour établir la complicité du Demandeur, la Cour fédérale a pris en compte les trois caractéristiques suivantes : « (1) le caractère volontaire de la contribution aux crimes ou au dessein criminel (2) la contribution significative aux crimes ou au dessein criminel et (3) la contribution consciente aux crimes ou au dessein criminel »[12].

En ce qui concerne le caractère volontaire, le Demandeur n’a formulé aucune objection quant à ce critère. Cet élément a été établi. Il a travaillé dans l’organisation de manière volontaire durant près de 30 ans[13].

En ce qui a trait au caractère conscient de sa contribution, le Demandeur allègue qu’il n’était pas conscient de sa participation dans la perpétration des crimes ou du dessein criminel commis de l’organisation puisqu’il ne faisait pas partie du département responsable des crimes. Dans la décision Ezokola, l’appartenance de longue durée à une organisation peut faciliter la preuve de complicité[14]. La Cour fédérale indique dont que le Demandeur était un homme éduqué et conscient des crimes haineux de manière généralisée et systématique perpétrés par l’agence. Vu le manque de crédibilité de son témoignage, l’importance de son poste et de la longueur de sa carrière, la Cour fédérale arrive à la conclusion que la décision de la SAR, relative à la contribution consciente du Demandeur, était raisonnable. 

Enfin, le Demandeur soutient que sa contribution n’était pas significative. Or, dans sa demande d’asile, le Demandeur a allégué que les directeurs centraux participaient à des réunions d’évaluations pour échanger sur la situation en RDC. Son témoignage devant la SPR contredisait ces allégations. Donc, la SAR a conclu que son témoignage était incohérent. Ensuite, la SPR et la SAR ont jugé qu’il était invraisemblable que sa contribution ne soit pas significative puisque l’ANR lui a confié des tâches importantes et officielles. Il a mené une délégation internationale vers une fosse commune et il a représenté l’organisation dans plusieurs conférences internationales. Par ailleurs, lorsqu’il était un simple agent, il était chargé de surveiller les ambassades des pays africains à Kinshasa. En 1997, il devait surveiller les nouveaux arrivants. Ensuite, en tant que directeur, il devait former des équipes pour surveiller les journalistes internationaux installés aux frontières. Il devait aussi recenser les Congolais résidant à l’étranger. La Cour fédérale rejette l’argument de cloisonnement puisqu’il est invraisemblable que le Demandeur n’ait pas été au courant des actions illégales commis par l’Agence. Il est également peu probable qu’un individu occupant un poste aussi important qu’un deuxième directeur adjoint soit accordé des tâches minimes comme l’attribution de demandes de congé et de nourriture. La Cour fédérale n’est pas tenue de déterminer si le Demandeur a contribué de manière significative aux crimes ou au dessein criminel de l’organisation. Elle analyse simplement si la décision de la SAR est raisonnable. Puisque presque toutes les formes de contribution peuvent être considérées de la complicité, le tribunal doit soupeser avec prudence le degré de complicité[15]. À la lumière de la preuve présentée devant la Cour fédérale, elle a jugé que la décision de la SPR et la SAR était raisonnable puisque ces dernières avaient conclu que la contribution du Demandeur était significative, considérant l’importance de son poste, la connaissance de l’agence et son expérience antérieure.

En somme, il y avait des raisons sérieuses de penser que le Demandeur a contribué de manière consciente volontaire et significative au dessein criminel de l’ANR. Par conséquent, la Cour fédérale sous la plume du juge Régimbald considère que la décision du SAR de refuser la qualité de réfugié ou de « personne à protéger » au sens des articles 96 et 97 de la LIPR est raisonnable. Pour toutes ces raisons, la Cour fédérale rejette la demande de contrôle judiciaire.

Conclusion

Dans cette décision relative aux motifs d’exclusion, les juges semblent rejeter l’argument basé sur l’acquiescement passif ou sur l’aveuglement volontaire. Puisque presque tous les rapports avec une organisation responsable de crime de l’humanité peuvent constituer une forme de complicité, les tribunaux doivent établir le degré de contribution avec précaution. 

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 16-17 [Vavilov

[2] Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 [Mugesera].

[3] Ibid, par. 119.

[4] Gupa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 157, par. 68.

[5] Diasonama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 888 [Diasonama].

[6] Ibid, par. 25.

[7] Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola].

[8] Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, par. 76.

[9] Gupa, supra note 4, par. 77-80.

[10] Ibid, par. 84.

[11] Ibid.

[12] Ibid, supra note 4, par. 89.

[13] Ibid, supra note 4, par. 90.

[14] Ibid, par. 98.

[15] Ezokola, supra note 6, par. 88.

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