Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et immigration) : l’Entente sur les pays tiers sûrs viole-t-elle l’art. 7 et 15 de la Charte?
Par Amélie Lemay, avocate et Amélia Souffrant, étudiante à l'Université McGill
L’Entente sur les tiers pays sûrs a fait couler beaucoup d’encre depuis son avènement. Ce traité conclu entre le Canada et les États-Unis permet au Canada de conclure à l’irrecevabilité d’une demande d’asile si le demandeur a d’abord transité par les États-Unis. Les appelants, qui sont des demandeurs d’asile individuels et des plaideurs agissant dans l’intérêt public, contestent la validité constitutionnelle du régime législatif canadien mettant en œuvre l’Entente.
Contexte
Il y a plus de 30 ans, le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis ont conclu l’Entente sur les tiers pays sûrs, une entente visant à améliorer le partage de responsabilité de l’examen des demandes de statut de réfugié entre les deux pays. Cette entente est fondée sur le principe que le dernier pays de séjour a la responsabilité d’examiner la demande de statut de réfugié du demandeur.
La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (ci-après « la LIPR ») ainsi que son règlement, le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (ci-après « le RIPR ») mettent en œuvre, dans le droit interne canadien, les principes fondamentaux de l’Entente. L’alinéa 101(1)e) de la LIPR énonce que la demande présentée par une personne arrivée directement ou indirectement d’un pays désigné par règlement autre que celui dont elle a la nationalité ou dans lequel elle avait sa résidence habituelle est irrecevable. L’art. 159.3 du RIPR, quant à lui, désigne présentement les États-Unis comme seul pays tiers sûr.
Les appelants individuels, qui se sont respectivement vu rejeter leur demande d’asile au Canada en application des dispositions pertinentes de la LIPR et du RIPR, contestent la validité constitutionnelle de l’art. 159.3 du RIPR. La majorité d’entre eux affirment avoir été renvoyés aux États-Unis après que leur demande d’asile respective a été déclarée irrecevable comme prévu par l’Entente. Mais encore, ils rapportent, entre autres, avoir été détenus par les autorités américaines à leur retour.
Historique judiciaire
En première instance, la juge McDonald de la Cour fédérale a rejeté l’argument relatif au caractère ultra vires de la RIPR de sa loi habilitante. Cependant, elle a conclu qu’il y avait eu violation injustifiée de l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (« la Charte »). Le régime législatif contesté fait en sorte que les demandeurs d’asile qui sont retournés aux États-Unis sont presque immédiatement emprisonnés par les autorités américaines dans des conditions qui mettent en jeu la sécurité de la personne. La juge a conclu que ces atteintes ne respectent pas les principes de justice fondamentale et que ces violations ne sont pas justifiées en vertu de l’art. 1 de la Charte. Finalement, en raison de sa conclusion sur l’art. 7, la juge a décliné de se prononcer sur l’art. 15 de la Charte.
Devant la Cour d’appel fédérale, le juge en chef Noël et les juges Stratas et Laskin ont accueilli l’appel des ministres et ont infirmé le jugement de la Cour fédérale. La Cour d’appel a jugé que le recours des demandeurs n’était pas régulièrement formé en ce que les violations reprochées seraient imputables aux examens administratifs effectués par le gouvernement du Canada et non au régime législatif en tant que tel. Accueillant l’appel sur ce motif, la Cour s’est tout de même prononcée sur le raisonnement fondé sur l’art. 7 de la Charte en identifiant plusieurs erreurs de droit dans le raisonnement en première instance. Finalement, la Cour d’appel a jugé qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur l’art. 15 de la Charte.
Décision
La contestation des appelants devant la Cour suprême du Canada soulève trois questions :
- L’art. 159.3 du RIPR est-il ultra vires?
- L’art. 159.3 viole-t-il de façon injustifiable l’art. 7 de la Charte? et
- Le recours fondé sur l’art. 15 de la Charte devrait-il être renvoyé à la Cour fédérale ou être tranché par la Cour sur la base du dossier d’appel?
L’art. 159.3 du RIPR est-il ultra vires?
Premièrement, l’art. 159.3 du RIPR n’est pas ultra vires de la LIPR, sa loi habilitante. Les demandeurs n’ont pas démontré qu’à la date de prise du règlement, la désignation des États-Unis n’était pas autorisée par la LIPR.
L’art. 159.3 viole-t-il de façon injustifiable l’art. 7 de la Charte?
Deuxièmement, l’art. 159.3 du RIPR ne contrevient pas à l’art. 7 de la Charte; le régime législatif mettant en œuvre l’Entente sur les tiers pays sûrs n’a pas une portée excessive et n’est pas totalement disproportionné. Il est donc conforme aux principes de justice fondamentale et une analyse de l’art. 1 n’est pas nécessaire. La Cour suprême est en désaccord avec la Cour d’appel fédérale et est de l’avis que la contestation des demandeurs fondée sur l’art. 7 de la Charte est régulièrement fondée. Puisque l’art. 159.3 du RIPR est le fondement des décisions d’irrecevabilité, il est susceptible d’être soumis à un contrôle constitutionnel.
Le recours des appelants fondé sur l’art. 7 de la Charte démontre l’existence d’effets relevant du champ d’application des droits garantis par cet article et que ces effets sont causés par l’État canadien. Bien que certains effets négatifs, telles les températures froides dans les établissements de détention ou les lacunes dans les soins médicaux, ne peuvent être considérées comme une conséquence prévisible des actes du Canada, le risque de détention, l’interdiction d’un an, le traitement des demandes d’asile fondées sur le genre et la pratique répandue du recours à l’isolement médical sont prévisibles. Ces violations du droit à la liberté et à la sécurité de la personne ont un lien de causalité avec un acte de l’État canadien. Cependant, ces violations sont compatibles avec les principes de justice fondamentale se rapportant à la portée excessive et au caractère totalement disproportionné. Bien que le risque d’être détenu après avoir été renvoyé aux États-Unis soit réel, il est mitigé par l’existence de mécanisme offrant la possibilité d’être remis en liberté ou de faire contrôler les motifs de sa détention par des décideurs administratifs et des tribunaux. De surcroit, les personnes renvoyées aux États-Unis font face à des risques réels et non spéculatifs de refoulement des États-Unis, mais il existe des mécanismes prévus dans le régime législatif canadien pouvant les protéger contre de tels risques. Ainsi, le risque de détention et de refoulement n’a pas une portée excessive et n’est pas totalement disproportionné.
Le recours fondé sur l’art. 15 de la Charte devrait-il être renvoyé à la Cour fédérale ou être tranché par la Cour sur la base du dossier d’appel?
Finalement, la contestation fondée sur l’art. 15 de la Charte, sur laquelle ni la Cour fédérale ni la Cour d’appel fédérale n’a statué, est renvoyée à la Cour fédérale.
Commentaires
Le recours fondé sur l’art. 15 de la Charte repose sur l’argument que le régime législatif porte atteinte aux femmes qui craignent d’être persécutées en raison de leur genre. Ainsi, il reste à voir prochainement comment la Cour fédérale va statuer sur cette revendication.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
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