par
Gabrielle Champigny
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26 Oct 2023

Évaluations environnementales fédérales : la Cour suprême invalide en partie la Loi sur l’évaluation d’impact

Par Gabrielle Champigny, avocate

La jurisprudence du plus haut tribunal du pays dans le domaine de l’environnement est marquée d’un nouveau jalon important. Le 13 octobre 2023, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement fort attendu sur la constitutionnalité de Loi sur l’évaluation d’impact[1]fédérale, la déclarant en majeure partie inconstitutionnelle. En pleine crise écologique et à la lumière du dernier renvoi constitutionnel en matière environnementale datant de 2021[2], cette décision actualise l’état du droit constitutionnel à l’égard de la protection de l’environnement dans le contexte, cette fois-ci, des régimes d’évaluations environnementales.

Contexte 

En 2019, à la suite de l’examen quadriennal du processus fédéral d’évaluation environnementale[3], le Parlement a adopté la Loi sur l’évaluation d’impact (« LÉI ») et, de manière complémentaire, le Règlement sur les activités concrètes[4] (« Règlement ») a été pris en vertu de celle-ci. La LÉI et le Règlement forment un « régime complexe de réglementation et de collecte de données »[5], qui s’applique à des « projets désignés »[6], ainsi qu’aux projets dont la réalisation est prévue sur un territoire domanial ou à l’étranger[7].

Préoccupé par son caractère intrusif dans les champs de compétence provinciale, le gouvernement de l’Alberta a décidé de contester la constitutionnalité du régime formé de la LÉI et du Règlement dans le cadre d’un renvoi adressé à la Cour d’appel de l’Alberta. En 2022, la majorité de la Cour d’appel a déclaré que la LÉI et le Règlement étaient ultra vires dans leur intégralité[8]. Le Procureur général du Canada a porté en appel cette décision devant la Cour suprême.

Décision de la majorité : La LÉI et le Règlement sont en partie inconstitutionnels

Une majorité de la Cour suprême, composée de cinq juges, a jugé inconstitutionnelle la composante du régime législatif relative aux « projets désignés ». Les deux juges dissidents, dans des motifs conjoints dont il sera question plus loin, ont au contraire conclu que la LÉI et le Règlement relèvent, dans leur intégralité, de la compétence législative du Parlement.

Les juges majoritaires, tout comme les juges dissidents, ont par ailleurs conclu à la constitutionnalité des articles 81 à 91, soit la composante « secondaire » du régime relative aux activités concrètes réalisées ou financées par les autorités fédérales sur un territoire domanial ou à l’étranger.

Avant de débuter l’examen des motifs étoffés du jugement, notons que la majorité, sous la plume du juge en chef Wagner, brosse d’abord un portrait de l’historique de l’évaluation environnementale fédérale et du régime législatif[9]. À cette occasion, la Cour fait la distinction entre les régimes fédéraux d’évaluation environnementale avant 2012, dont l’application avait pour élément déclencheur l’exercice d’un pouvoir décisionnel prévu dans une loi fédérale[10], et les régimes en vigueur depuis 2012 – soit celui de la Loi canadienne d’évaluation environnementale (2012) et celui la Loi sur l’évaluation d’impact (2019) – qui ont plutôt opté pour une « approche par projet », dans le cadre de laquelle une liste de projets détermine l’application du processus d’évaluation fédéral[11]. Ce changement d’approche a constitué un « virage radical » d’un déclencheur reposant sur une décision à un déclencheur reposant sur des effets ou sur un projet en soi[12]. Un tel virage a notamment eu pour effet, comme le notent les juges dissidents, de diminuer le nombre annuel d’évaluations environnementales[13].

Soulignons aussi que les « projets désignés » dont il est question sont soit prévus au Règlement, soit désignés par arrêté du ministre[14]. Le régime d’évaluation d’impacts examine les effets que ces projets sont susceptibles d’entrainer. Bien que l’étendue des effets considérés soit un enjeu central du pourvoi, notons simplement que l’article 2 de la LÉI en définit deux types, auxquels il est souvent fait référence dans le reste de la loi : les effets « directs ou accessoires » et ceux « relevant d’un domaine de compétence fédérale »[15]. La définition des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » est au cœur de la décision et mérite d’être reproduite :

« effets relevant d’un domaine de compétence fédérale S’entend, à l’égard d’une activité concrète ou d’un projet désigné, des effets suivants :

a) les changements aux composantes ci-après de l’environnement qui relèvent de la compétence législative du Parlement :

(i) les poissons et leur habitat […]

(ii) les espèces aquatiques […]

(iii) les oiseaux migrateurs au sens du paragraphe 2(1) de la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs,

(iv) toute autre composante de l’environnement mentionnée à l’annexe 3;

b) les changements à l’environnement, selon le cas :

(i) sur le territoire domanial,

(ii) dans une province autre que celle dans laquelle l’activité est exercée ou le projet est réalisé,

(iii) à l’étranger;

c) s’agissant des peuples autochtones du Canada, les répercussions au Canada des changements à l’environnement, selon le cas :

(i) au patrimoine naturel et au patrimoine culturel,

(ii) à l’usage courant de terres et de ressources à des fins traditionnelles,

(iii) à une construction, à un emplacement ou à une chose d’importance sur le plan historique, archéologique, paléontologique ou architectural;

d) les changements au Canada aux conditions sanitaires, sociales ou économiques des peuples autochtones du Canada;

e) des changements en toute matière sanitaire, sociale ou économique mentionnée à l’annexe 3 qui relèvent de la compétence législative du Parlement. (effects within federal jurisdiction) »[16]

  • Étape 1 : la qualification

Après avoir procédé à l’analyse classique de l’objet et des effets du régime, la Cour a conclu que celui-ci a « deux composantes distinctes », donc « deux caractères véritables »[17].

Le caractère véritable de la composante « projets désignés » de la LÉI et du Règlement est d’« évaluer et réglementer les projets désignés afin d’atténuer ou de prévenir les impacts négatifs qu’ils peuvent avoir en matière environnementale, sanitaire, sociale et économique »[18] (Nous soulignons.).

Pour sa part, la « composante secondaire » du régime que constituent les articles 81 à 91 a pour caractère véritable de « prescrire la manière dont les autorités fédérales qui réalisent ou financent un projet sur un territoire domanial ou à l’étranger évaluent les effets environnementaux négatifs importants que peut avoir le projet »[19] (Nous soulignons.).

  • Étape 2 : la classification

Au moment de se pencher sur la classification, la Cour rappelle d’emblée les principes applicables, notamment en contexte environnemental.

Elle insiste d’abord sur le fait que l’« environnement est un amalgame de matières »[20]. Il ne s’agit donc pas d’une « entité constitutionnelle » pouvant relever d’un seul ordre de gouvernement, car « aucun système à l’intérieur duquel un seul gouvernement serait aussi puissant ne serait fédéral »[21]. Ce caractère transversal de la notion d’environnement fait ainsi en sorte qu’« aucun des deux ordres de gouvernement n’a compétence exclusive sur l’ensemble de l’environnement ou de l’évaluation environnementale »[22]. Il s’agit plutôt d’une « responsabilité partagée » entre le fédéral et les provinces. Une telle responsabilité partagée constitue une « caractéristique fondamentale de la prise de décision en matière d’environnement au Canada »[23]. Selon la Cour, cette idée « concorde avec la doctrine du double aspect »[24], qui admet qu’un même scénario factuel – circonscrit de façon précise[25] – puisse être réglementé à la fois par des lois fédérales et des lois provinciales[26], et « est en outre conforme au principe du fédéralisme coopératif », qui permet les chevauchements et encourage la coopération intergouvernementale[27].

Ensuite, la Cour précise que l’environnement est, au sens constitutionnel, une « matière obscure »[28]. Ainsi, des chefs de compétence précis doivent appuyer l’exercice de la compétence législative. Ces chefs de compétence se distinguent toutefois « par leur nature et leur portée » variables, ce qui influence « la mesure dans laquelle l’ordre de gouvernement peut s’attaquer aux enjeux environnementaux »[29]. La Cour procède alors à une conceptualisation des chefs de compétence selon deux « descripteurs », qui « aident à expliquer comment les deux ordres de gouvernement peuvent valablement réglementer un projet en particulier »[30]. Le premier descripteur a trait aux compétences relatives à des « activités », comme la navigation, les chemins de fer, les pipelines interprovinciaux ou les travaux et entreprises de nature locale[31]. Le deuxième descripteur est plutôt lié à la « gestion d’une ressource », comme les compétences sur les pêcheries ou sur les ressources naturelles non-renouvelables[32]. Cette distinction amène la Cour à faire au moins trois remarques cruciales pour la suite de son analyse :

  • Au lieu de délimiter de manière exhaustive la portée des chefs de compétence[33], ces descripteurs permettent d’admettre qu’« un même chef de compétence peut viser à la fois des activités et des ressources, selon la situation de fait »[34] et qu’« une activité qui semble relever d’un chef de compétence attribué à un ordre de gouvernement peut néanmoins présenter certains aspects — comme ses répercussions sur certaines ressources — qu’il est possible de réglementer en vertu d’un chef de compétence attribué à l’autre ordre de gouvernement »[35].
  • Tout en évitant d’étiqueter des projets par l’expression « projets provinciaux », pour ne pas laisser entendre qu’ils entrent dans une « entrave d’exclusivité », la Cour explique tout de même que puisque la compétence d’un ordre de gouvernement peut être plus étendue que celle d’un autre, « [r]econnaître qu’une activité est principalement réglementée par un ordre de gouvernement met en lumière le fait que le caractère véritable de toute loi adoptée par l’autre ordre de gouvernement doit être adapté aux aspects du projet qui relèvent dûment de sa compétence »[36].
  • La portée des « aspects fédéraux » d’un projet varie selon les circonstances. Si la compétence législative en question est à l’égard d’une « activité », le Parlement « bénéficie d’une latitude considérable pour réglementer cette activité et les effets qu’elle entraine ». Toutefois, si l’activité en question déborde du cadre de sa compétence, le Parlement « ne peut valablement légiférer que du point de vue des aspects fédéraux de l’activité, tels que ses impacts sur les chefs de compétence fédérale »[37].

En l’espèce, en s’interrogeant sur la classification de la matière du régime contesté et en l’absence d’une situation factuelle spécifique, la Cour s’attelle ainsi à la tâche de déterminer si « l’idée principale du régime est axée sur des matières relevant du fédéral »[38]. Puisque la composante du régime traitant des projets sur un territoire domanial ou à l’étranger est « clairement intra vires du Parlement », la Cour se concentre sur la « tâche plus épineuse » de la classification de la composante « projets désignés ».

À la lumière des principes énoncés plus haut, et bien qu’il ne fasse « aucun doute » que le Parlement « peut adopter une loi sur l’évaluation d’impact qui vise les aspects fédéraux du projet »[39], la Cour conclut que deux « problèmes fondamentaux » font échec à la validité constitutionnelle de la composante « projets désignés » du régime et la rendent donc ultra vires.

Premièrement, le caractère véritable de cette partie du régime ne vise pas les effets « relevant d’un domaine de compétence fédérale » et ces effets « ne dictent pas les fonctions décisionnelles » prévues par le régime[40]. En effet, la Cour conclut que l’idée principale du régime « s’écarte des matières fédérales »[41].

Les grandes étapes du régime peuvent être résumées ainsi : 1) la désignation; 2) la décision sur l’évaluation suivant l’examen préalable; 3) la collecte de données et l’évaluation; et 4) la prise de décision sur l’intérêt public. Alors que le mécanisme de désignation des activités (étape 1) et l’étape de l’évaluation (étape 3) ne posent pas en soi de problème au niveau constitutionnel[42] et respectent le principe de précaution et les interrelations entre les questions environnementales[43], ce sont les étapes de prise de décisions qui sont problématiques, soit la décision suivant l’examen préalable par laquelle l’Agence décide si une évaluation d’impact est requise pour un projet en particulier[44] (étape 2) et la décision à savoir si les effets du projet sont dans l’intérêt public, ainsi que la réglementation et la supervision qui en découlent (étape 4). Ces deux dernières étapes sont consacrées par les articles 16 et 63 de la LÉI, qui contiennent chacun une liste de facteurs à considérer dans la prise de décision. Selon la majorité, l’article 16 établit une liste obligatoire et non-exhaustive de facteurs, « qui ont tous apparemment la même importance » et résulte en une décision qui n’opère pas la « fonction de tri nécessaire pour que le régime demeure axé sur les impacts relavant du fédéral »[45]. L’article 63, pour sa part, énumère des éléments qui ne se rapportent pas tous à des compétences législatives fédérales et certains, comme « la mesure dans laquelle le projet contribue à la durabilité », sont excessivement larges. Ces éléments « déplacent le point de mire de la décision […] vers les effets négatifs globaux du projet », amplifiant la gravité perçue des effets fédéraux et modifiant ultimement le fondement de la conclusion selon laquelle les effets ne sont pas dans l’intérêt public[46].

L’idée maitresse du processus décisionnel et l’étape ultime de prise de décision ne reposent donc pas sur les impacts fédéraux, mais sont plutôt axés sur « la sagesse d’aller de l’avant avec le projet dans son ensemble »[47]. Or, le Parlement « ne peut réglementer que les impacts qui ressortissent à sa compétence ou découlent d’activités relevant de sa compétence »[48]. La majorité résume ainsi son premier motif d’inconstitutionnalité :

« [178] En résumé, même si l’on fait abstraction de toute réserve quant à la définition que le régime donne des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale », sa fonction centrale de prise de décisions pose problème sur le plan constitutionnel. Le régime oblige le décideur à prendre en compte une foule d’éléments, mais ne précise pas la manière dont ces éléments doivent mener à la conclusion ultime. En conséquence, les effets négatifs globaux du projet, telle que l’atteinte portée à la durabilité au sens large ou aux engagements du Canada à l’égard des changements climatiques, peuvent étayer une décision défavorable sur l’intérêt public. Le mécanisme de prise de décisions du régime n’est donc plus axé sur la réglementation des impacts fédéraux. Il octroie plutôt au décideur un pouvoir pratiquement absolu de réglementer les projets en tant que tels, peu importe si le Parlement a compétence pour réglementer une activité concrète donnée dans son entièreté. »

Deuxièmement, les effets « relevant d’un domaine de compétence fédérale », tels que définis par la LÉI, ont une « portée excessive » qui excède la compétence fédérale et « exacerbe les faiblesses constitutionnelles des fonctions décisionnelles du régime »[49]. En effet, cette définition est centrale aux fonctions décisionnelles prévues par le régime. Or, sa portée excessive « dilue l’attention du décideur » et la détourne des aspects fédéraux. Elle permet ultimement au ministre fédéral de désigner un projet « sur la base d’effets qui ne peuvent pas être réglementés d’un point de vue fédéral », d’imposer des conditions relatives à ces effets, ainsi que de déclarer que ces effets ne sont pas d’intérêt public et ainsi suspendre de manière permanente la réalisation du projet. Cette vaste portée de la définition des effets fédéraux donnent en effet lieu à des « interdictions excessivement larges » en vertu de l’article 7. Selon la lecture de la majorité, elles interdisent au promoteur de causer « toute répercussion ou tout changement, qui est positif ou négatif, qu’elle qu’en soit l’ampleur »[50] et jouent un « double rôle », en s’appliquant automatiquement pendant l’étape préparatoire et d’évaluation et en servant de « mécanisme de supervision continue » à la suite d’une décision défavorable[51]. Bref, la définition large des effets fédéraux admet que le fédéral puisse avoir le dernier mot sur la réalisation de projets, « même lorsque la compétence législative fédérale n’appuie pas une réglementation aussi vaste » de ceux-ci[52].

En raison de ces deux problèmes constitutionnels « sérieux », la majorité conclut que la matière du régime des « projets désignés » ne peut être rattachée aux chefs de compétence fédérale et est donc ultra vires[53]. Le régime empiète au contraire « de manière plus qu’accessoire » sur la sphère constitutionnelle des provinces, notamment sur les pouvoirs sur la propriété et droits civils (92(13)), les matières de nature locale (92(16)), les travaux et entreprises de nature locale (92(10)) et les ressources naturelles non-renouvelables, les ressources forestières et l’énergie électrique (92A)[54].

En rejetant le rattachement aux chefs de compétence fédérale identifiés par le Procureur général du Canada au soutien du régime, notons que le juge Wagner a distingué la situation du présent renvoi avec celle des Renvois relatifs à la Loi sur la tarification du carbone en raison de la définition excessivement vaste des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale »:

« [183]  À titre d’exemple, l’un des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » est constitué des « changements à l’environnement [. . .] dans une province autre que celle dans laquelle l’activité est exercée ou le projet est réalisé » (art. 2 « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » sous‑al. b)(ii)). L’étendue de cette disposition relative aux « effets interprovinciaux » est stupéfiante.

[…]

[186]   Dans les Renvois relatifs à la LTPGES, notre Cour a confirmé une loi dont la matière se bornait à la tarification du carbone des émissions de gaz à effet de serre, « un mécanisme de réglementation précis et restreint » (par. 199). En revanche, les effets interprovinciaux définis par le régime des « projets désignés » manquent de précision quant au type ou à la portée des « changements à l’environnement » dont on dit qu’ils ont un effet relevant d’un domaine de compétence fédérale. Dans les Renvois relatifs à la LTPGES, notre Cour a expressément averti que « [t]oute loi se rapportant à des formes non tarifaires de réglementation des [gaz à effet de serre] — par exemple des mesures législatives portant sur les chemins de fers, les codes du bâtiment, le transport en commun et le chauffage des résidences — ne relèverait pas de la matière d’intérêt national » (par. 199). Si la matière d’intérêt national reconnue par notre Cour dans les Renvois relatifs à la LTPGES ne va pas jusqu’à permettre au gouvernement fédéral de réglementer de manière exhaustive les émissions de gaz à effet de serre, alors l’inclusion de pouvoirs réglementaires aussi étendus dans des dispositions législatives sur l’évaluation d’impact est tout aussi inadmissible. » (Nous soulignons.)

La remarque finale du juge Wagner est aussi importante à noter pour la suite, car elle décrit les conditions à respecter pour renforcer la constitutionnalité du régime fédéral d’évaluation environnementale :

« [206] […]   Au stade de l’évaluation, il serait à la fois artificiel et incertain de limiter les facteurs susceptibles d’être pris en compte à ceux qui relèvent du fédéral. Mais pour que le régime soit intra vires, son idée maîtresse doit être axée sur des matières fédérales. La décision de l’Agence suivant l’examen préalable doit reposer sur la possibilité d’effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale. La décision relative à l’intérêt public doit s’attacher à l’acceptabilité de ces effets négatifs. Le régime doit éviter que, dans les cas où l’activité en question ne relève pas de la compétence fédérale, la décision ne tende pas à réglementer le projet en tant que tel ou à évaluer la sagesse de réaliser le projet dans son ensemble. Enfin, les effets réglementés par le régime doivent s’harmoniser avec la compétence législative fédérale. Lorsqu’ils dépassent ces limites — comme le font les « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale » — leur portée excessive imprègne les fonctions décisionnelles et les interdictions prévues par le régime, et dilue par le fait même l’accent mis par le régime sur les matières fédérales. » (Nous soulignons.)

Dissidence : La LÉI et le Règlement sont constitutionnels dans leur intégralité

Adoptant un tout autre point de vue, la dissidence en est venue à la conclusion que la LÉI et le Règlement sont constitutionnels dans leur intégralité. S’appuyant sur la « tradition de souplesse, de coopération et de respect mutuel » qui a caractérisé la jurisprudence récente de la Cour suprême en matière de fédéralisme[55], les juges dissidents mettent l’accent sur le fédéralisme coopératif et la méthode moderne d’interprétation constitutionnelle, des principes qui doivent guider chaque étape de l’analyse[56]. Selon eux, cette méthode moderne s’incarne dans la présomption de constitutionnalité, qui revient à maintes reprises au fil de leurs motifs[57]. La position des juges dissidents s’articule essentiellement autour du fait que toutes les étapes décisionnelles prévues par le régime, ainsi que la définition des effets « relevant d’un domaine de compétence fédérale », se fondent sur des effets fédéraux négatifs importants, qui relèvent de la compétence législative fédérale. Contrairement à ce que soutient la majorité, les juges dissidents sont d’avis que le régime de la LÉI est suffisamment circonscrit aux matières fédérales :

« [222] Comme tous les régimes réglementaires, le régime de la LÉI est circonscrit par la loi elle‑même et par la Constitution. Il ressort du libellé, du contexte et de l’objet de la LÉI que toutes les décisions importantes prises dans le cadre du régime fédéral d’évaluation d’impact doivent être fondées sur les effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale d’un projet. La présomption selon laquelle les législateurs n’ont pas l’intention d’excéder les limites constitutionnelles de leur compétence confirme cette interprétation. Le vaste éventail de facteurs pouvant être pris en compte dans le cadre du régime de la LÉI fait simplement en sorte que les autorités fédérales soient en mesure de prendre une décision pleinement éclairée quant à savoir s’ils autorisent la réalisation d’un projet qui a des impacts négatifs sur des domaines de compétence fédérale en fonction de considérations d’intérêt public définies et transparentes. Les autorités fédérales sont tenues de prendre une décision intégrée qui s’accompagne d’une analyse coûts‑avantages soupesant les effets fédéraux négatifs par rapport aux autres effets positifs et négatifs du projet. » (Nous soulignons.)

Au bout du compte, les juges dissidents soutiennent que s’il survient des situations où l’application de la loi excède l’encadrement de ces effets fédéraux, ces situations de fait devraient être soulevées au cas par cas au moyen d’un contrôle judiciaire. En effet, « le fait que la LÉI puisse être appliquée de manière inconstitutionnelle dans certains cas ne la rend pas inconstitutionnelle »[58].

Commentaires et conclusion

Bref, l’issue du renvoi actualise et repasse au peigne fin les principes constitutionnels qui supportent les compétences législatives en matière d’évaluations environnementales. Cet arrêt important de la Cour suprême survient plus de trente ans après l’émergence des débats constitutionnels plus substantiels sur la question au Canada dans le cadre de l’arrêt Oldman River[59], où la validité constitutionnelle du régime d’évaluation environnementale institué par le Décret sur les lignes directrices de 1984[60] était contestée par un groupe environnemental albertain et a finalement été confirmée par la Cour suprême. La responsabilité partagée d’évaluer les impacts de projets aux multiples dimensions fait vraisemblablement encore débat et cet arrêt récent de la Cour suprême met en lumière les difficultés pour les gouvernements de s’en enquérir de manière à répondre adéquatement aux impératifs de la crise écologique tout en respectant leurs sphères de compétences constitutionnelles respectives. À cet égard, le juge Wagner invite les gouvernements à la coopération et au « leadership dans la protection de l’environnement »[61].

Enfin, il est difficile de passer sous silence que les effets des types de projets dont il est question pour les peuples autochtones constituent une part importante du régime, à chacune des étapes de celui-ci[62]. Dans l’attente d’une adaptation de la LÉI[63], espérons que la conclusion d’inconstitutionnalité n’aura pas d’effet rebond négatif pour ces communautés, leurs conditions de vie, la reconnaissance de leurs connaissances précieuses et la planification de projets dans le respect de leurs droits.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Loi sur l’évaluation d’impact, L.C. 2019, c. 28 (ci-après : « LÉI »).

[2] Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11 (ci-après : « Renvois LTPGES »).

[3] Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23 (ci-après : « Renvoi LÉI »), par. 29.

[4] Règlement sur les activités concrètes, DORS/2019-285 (Gaz. Can. II).

[5] Id., par. 32.

[6] Le régime des « projets désignés » est constitué de l’ensemble de la LÉI à l’exception des articles 81 à 91, ainsi que du Règlement sur les activités concrètes.

[7] LÉI, préc., note 1, art. 81-91.

[8] Reference re Impact Assessment Act, 2022 ABCA 165.

[9] Renvoi LÉI, préc., note 3, par. 12 et s.

[10] Id., par. 16-21

[11] Id., par. 22-49.

[12] Renvoi LÉI, préc., note 3, par. 13.

[13] Id., par. 240-242.

[14] LÉI, préc., note 1, art. 2 et 9(1).

[15] Voir notamment : Id., art. 2, 9, 16, 28 et 36.

[16] Id., art. 2.

[17] Renvoi LÉI, préc., note 3, par. 76 et 109.

[18] Id., par. 76 et 109.

[19] Id., par. 76 et 109.

[20] Id., par. 114.

[21] Id., par. 115, citant le juge La Forest dans Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, qui cite à son tour Dale GIBSON, « Constitutional Jurisdiction over Environmental Management in Canada », (1973) 23 U.T.L.J. 54. 

[22] Id., par. 116.

[23] Id., par. 116.

[24] Id., par. 118.

[25] Id., par. 120.

[26] Id., par. 119.

[27] Id., par. 122.

[28] Id., par. 123.

[29] Id., par. 123.

[30] Id., par. 127.

[31] Id., par. 124.

[32] Id., par. 125.

[33] Id., par. 126.

[34] Id., par. 126.

[35] Id., par. 127.

[36] Id., par. 128.

[37] Id., par. 131.

[38] Id., par. 129.

[39] Id., par. 131.

[40] Id., par. 135.

[41] Id., par. 151.

[42] Id., par. 146-147 et 160-161.

[43] Id., par. 145-146 et 160-161.

[44] Id., par. 148

[45] Id., par. 154.

[46] Id., par. 169.

[47] Id., par. 174.

[48] Id., par. 177.

[49] Id., par. 136.

[50] Id., par. 193.

[51] Id., par. 191.

[52] Id., par. 194.

[53] Id., par. 204.

[54] Id., par. 205

[55] Id., par. 220.

[56] Id., par. 228.

[57] Id., par. 222, 229-231, 269, 280, 283 et 314.

[58] Id., par. 224. Voir aussi, sur la présomption d’application conforme à la Constitution : par. 230. La majorité a également fait cette distinction entre la « constitutionnalité d’une loi » et son « application administrative », mais exprimait la préoccupation inverse selon laquelle « une loi ultra vires et, en conséquence, inconstitutionnelle ne peut être sauvegardée par la possibilité d’un contrôle judiciaire administratif » (Nous soulignons.) : par. 74.

[59] Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3.

[60] Décret sur les lignes directrices visant le processus d’évaluation et d’examen en matière d’environnement, DORS/84‑467 (Gaz. Off. II).

[61] Par. 216.

[62] Voir notamment : LÉI, préc., note 1, art. 6, 7, 16, 19, 22, 63; Renvoi LÉI, préc., note 3, par. 196-200, 223, 249-251, 346-348.

[63] Voir les réactions des ministres Steven Guilbault et Jonathan Wilkinson au sujet des modifications à apporter à la LÉI rapportées par La Presse : Bob WEBER, La Presse, « Une loi fédérale jugée inconstitutionnelle par la Cour suprême » (13 octobre 2023), en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2023-10-13/environnement/une-loi-federale-jugee-inconstitutionnelle-par-la-cour-supreme.php 

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