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Sophie Estienne
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15 Août 2023

Les pratiques de communications dans le cadre d’actions collectives : quelles sont les limites?

Par Sophie Estienne, avocate

Dans la décision Bernard c. Collège Charles-Lemoyne de Longueuil inc., 2023 QCCA 854, la Cour d’appel se penche sur un pourvoi qui s’inscrit dans le contexte d’une action collective intentée contre l’ensemble des écoles primaires et secondaires privées de la Communauté métropolitaine de Montréal (« intimées »). L’enjeu principal examiné par la Cour d’appel concerne la question de savoir si les communications effectuées par les intimées envers les membres de l’action collective sont inappropriées au point de justifier l’annulation des formulaires d’exclusion. Cette affaire suscite un intérêt considérable en raison de son impact potentiel sur les pratiques de communication lors d’actions collectives et sur la protection des droits des membres concernés.

Contexte

Le 13 mars 2020, en raison de la pandémie de COVID-19 touchant le Québec, le gouvernement du Québec a ordonné la suspension des activités d’enseignement. En conséquence, certains parents ont entrepris une action collective contre les écoles primaires et secondaires privées de la Communauté métropolitaine de Montréal, alléguant un manquement à leurs obligations contractuelles en ne fournissant pas des services éducatifs suffisants. L’objectif de cette action est d’obtenir un remboursement partiel des frais de scolarité versés pour l’année scolaire 2019-2020. Après autorisation de l’action en juillet 2021, la Cour supérieure a établi les modalités de diffusion de l’avis aux membres et fixé l’échéance du délai d’exclusion au 10 décembre 2021.

À l’exception de sept écoles non représentées et de l’École Montessori internationale de Montréal, toutes les intimées ont transmis l’avis dans le délai prescrit. Cependant, plusieurs d’entre elles ont fait parvenir une lettre aux parents — dont le contenu s’avère similaire d’un établissement à l’autre –, dans laquelle elles invoquent des arguments à l’encontre de l’action collective et invitent les parents à s’en exclure. Certaines intimées ont même remis aux parents un formulaire d’exclusion à compléter et ont offert de s’occuper de son dépôt au greffe de la Cour supérieure. À l’échéance du délai, plus de 24 000 formulaires avaient été déposés au greffe.

Informés de ces faits, les appelants ont déposé une demande visant principalement à faire invalider tous les formulaires d’exclusion déposés au greffe ou, subsidiairement, les formulaires d’exclusion remplis à partir d’un modèle préimprimé que l’une des intimées a fourni. Le juge qui a en a été saisie l’a rejetée, d’où l’appel interjeté.

Décision

La Cour d’appel traite de trois questions principales :

  • Les représentants du groupe ont-ils l’intérêt juridique?
  • Le juge a-t-il erré en ne concluant pas au caractère inapproprié des communications litigieuses?
  • Le juge a-t-il erré en rejetant la théorie des appelants basée sur les règles du mandat?
  1. Intérêt juridique des représentants du groupe

Les intimées soumettent que les représentants d’un groupe ne détiennent plus le mandat d’agir au nom des membres qui s’en sont exclus.

Dans cette affaire, les appelants cherchent principalement à faire reconnaître que la procédure d’exclusion a été compromise par les interventions des intimées et qu’elle doit être reprise du début. Cette question soulève donc des préoccupations non seulement quant aux droits et intérêts des membres du groupe, mais aussi quant à l’intégrité de l’action collective elle-même. Par conséquent, les appelants ont l’intérêt juridique requis pour saisir le tribunal.

  1. Les communications litigieuses

La période d’exclusion est une étape cruciale du processus, car elle détermine le sort des membres du groupe. D’une part, conformément à l’affaire Trottier c. Canadian Malartic Mine [1], il est essentiel « de préserver l’intégrité du mécanisme de l’action collective et de favoriser l’accès à la justice pour ceux qui n’en auraient pas les moyens, de maintenir le rapport de force entre les parties et d’assurer la dissuasion des comportements fautifs ». D’autre part, il est important de veiller à la protection de la liberté d’expression des parties et de favoriser la libre circulation de l’information afin que les membres puissent prendre une décision éclairée quant à leur participation à l’action collective. Cet équilibre garantit l’intégrité du processus sans porter atteinte indûment à la liberté d’expression des parties. Les tribunaux peuvent sanctionner toute pratique assimilable à de la désinformation, des menaces, de la coercition ou toute autre action compromettant l’intégrité du processus d’exclusion.

Dans certaines circonstances, le fait qu’un défendeur profite de la transmission de l’avis pour communiquer directement avec les membres potentiels d’une action collective peut compromettre le processus d’exclusion. En l’espèce, le comportement des intimées se situe à la limite de ce qui est acceptable. Cependant, il n’est pas possible de conclure qu’elles se sont livrées à de l’intimidation, des menaces, de la désinformation ou encore qu’elles ont fait de fausses déclarations. Ce qui est davantage préoccupant, c’est la démarche concertée entreprise pendant la période d’exclusion. Néanmoins, la Cour d’appel estime qu’il n’est pas opportun d’intervenir, car il n’est pas prouvé que les communications des intimées ont incité certains parents à s’exclure, même si le nombre d’exclusions semble élevé.

  1. Les règles du mandat

Les appelants soutiennent, en se basant sur le libellé de l’art. 580 C.p.c., que les membres souhaitant s’exclure d’un groupe sont « tenus » d’aviser personnellement le greffier de leur décision.

La Cour d’appel estime que cet article ne peut être interprété comme obligeant chaque membre à se rendre personnellement au greffe pour informer de son intention de s’exclure. Le fait qu’un formulaire d’exclusion dûment rempli et signé soit ensuite remis à un membre, à l’une des intimées, à un huissier ou posté au greffe n’est pas pertinent. De plus, il n’y a aucune preuve que cette méthode ait compromis l’intégrité du processus d’exclusion, d’autant plus que les intimées avaient tout intérêt à ce que les formulaires d’exclusion, conformes aux paramètres autorisés par le tribunal, parviennent à destination.

La Cour d’appel a donc rejeté l’appel des appelants.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Trottier c. Canadian Malartic Mine, 2018 QCCA 1075, par. 46.

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