par
Gabriel Lavigne
Articles du même auteur
et
Roxanne Potvin
Articles du même auteur
01 Août 2023

Les suppositions et hypothèses ne suffisent pas : La Cour d’appel se prononce sur la teneur des faits au stade de l’autorisation d’une action collective

Par Gabriel Lavigne, avocat et Roxanne Potvin, étudiante en droit à l’Université de Sherbrooke

Dans l’arrêt Tessier c. Economical, compagnie mutuelle d’assurance[1]rendu le 29 mai 2023, la Cour d’appel confirme la décision de première instance de rejeter une demande d’autorisation d’exercer une action collective puisque celle-ci ne répond pas aux critères de l’art. 575 C.p.c. Dans cet arrêt, sous la plume de l’honorable Marie-France Bich, la Cour en profite pour préciser la manière d’apprécier  les allégations d’une demande d’autorisation, au regard du critère de l’article 575(2) C.p.c.

Contexte factuel

L’appelant souhaite exercer une action collective à l’encontre des treize intimées, des compagnies qui offrent des assurances de biens. Lorsque les assurés contactent les compagnies intimées en raison d’un sinistre, les intimées leur proposent les services d’entrepreneurs avec qui elles ont des ententes afin d’effectuer les réparations nécessaires. Certaines intimées reçoivent des ristournes de la part des entrepreneurs ainsi recommandés. L’existence de telles ristournes n’était pas révélée aux assurés dans le cadre de leur réclamation. Selon l’appelant, cette pratique engendrerait plusieurs conséquences préjudiciables pour les assurés.

Jugement de première instance

La Cour supérieure a rejeté la demande d’autorisation.

D’une part, elle a rejeté la demande à l’encontre de l’intimée Desjardins Groupe d’assurances générales inc. puisqu’elle n’est pas elle-même un assureur et n’a pas de lien contractuel avec les assurés. D’autre part, la demande d’autorisation a été également rejetée à l’encontre de sept autres intimées puisque l’appelant a été incapable de prouver l’existence d’une entente prévoyant des ristournes.

En ce qui concerne les intimées restantes, la demande a été rejetée puisqu’elle ne répond pas à plusieurs exigences de l’art. 575 C.p.c.

Analyse de la Cour d’appel

La Cour rappelle tout d’abord qu’en matière d’autorisation d’action collective, le fardeau de la partie demanderesse pour satisfaire au critère prévu au par. 575 (2) C.p.c. est très peu élevé :

[27] Aux fins du paragr. 575(2), les allégations factuelles de la demande d’autorisation (à distinguer des allégations de nature juridique) doivent être tenues pour avérées à moins qu’elles ne soient génériques ou générales, vagues, imprécises, manifestement inexactes ou autrement contredites par la preuve de la partie demanderesse elle-même ou qu’elles ne relèvent de l’opinion, de l’hypothèse ou de la spéculation. Les faits ainsi tenus pour avérés doivent justifier les conclusions recherchées en offrant un syllogisme juridique non pas certain, mais simplement défendable, soutenable, qui ne soit ni frivole ni nettement mal fondé, la partie demanderesse n’ayant qu’à « établir une simple “possibilité” d’avoir gain de cause sur le fond, pas même une possibilité “réaliste” ou “raisonnable” ».[2]

De plus, l’appelant doit démontrer l’existence d’un groupe selon le par. 573 (3) C.p.c. et les juges autorisateurs n’auront qu’à vérifier si « sa composition rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui (art. 91 C.p.c.) ou sur la jonction d’instance (210 C.p.c.) »[3].

Le par. 575 (4) C.p.c. exige également que le représentant du groupe ait un intérêt juridique dans la cause et qu’il possède les qualités requises afin de représenter adéquatement les membres[4].

L’intimée Desjardins Groupe d’assurances générales inc.

Tel que souligné par le juge de première instance, l’intimée Desjardins Groupe d’assurances générales inc. n’entretient pas de lien contractuel avec les assurés. Elle est uniquement l’actionnaire des intimées Desjardins Assurances générales inc. et La Personnelle Assurances générales inc. L’absence de lien contractuel fait échec à une potentielle réclamation de remboursement des primes d’assurance payées à ces deux compagnies intimées[5]. La Cour d’appel rejette les prétentions de l’appelant comme quoi l’intimée agirait comme la mandataire des intimées dont elle est actionnaire ou qu’il y aurait « utilisation malsaine d’un voile corporatif »[6].

Les autres intimées

La Cour d’appel précise que même en considérant qu’on puisse prouver que toutes les intimées reçoivent des ristournes de la part d’entrepreneurs à la suite d’une entente, la demande d’autorisation serait tout de même rejetée.

En effet, l’appelant n’arrive pas à fournir un syllogisme juridique défendable à l’effet que les programmes de ristournes viennent réduire la couverture d’assurance et l’indemnité versée aux assurés, qui paieraient donc une prime d’assurance trop élevée[7]. Les prétentions de l’appelant demeurent vagues et imprécises et ne peuvent donc être tenues pour avérées sans une certaine preuve, tel qu’enseigné dans les arrêts de la Cour suprême L’oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J[8] et Infineon[9].

Selon la théorie de l’appelant, le programme de ristournes engendrerait une problématique pour les assurés sous deux angles :

  1. Les entrepreneurs recommandés par les intimées gonfleraient artificiellement leurs factures à la suite de réparations afin d’inclure le montant qu’ils doivent payer à titre de ristourne à la compagnie intimée[10]. Cette majoration aurait pour impact de faire diminuer l’indemnité versée aux assurés. De plus, dans une situation où le coût des travaux surpasserait la couverture d’assurance, l’assuré se trouverait à payer une somme plus importante en raison du gonflement de leur facture.
  1. La prime d’assurance payée ne reflèterait pas les réels coûts de l’assureur puisqu’elle ne prend pas en considération les ristournes reçues qui font baisser ces coûts[11].

Selon la Cour d’appel, la position de l’appelant se base uniquement sur des suppositions et est dénuée de toute preuve venant appuyer ses prétentions[12]. Les pièces déposées par l’appelant ne contiennent aucune preuve de ce que l’appelant avance et viennent plutôt contredire sa position à l’effet que les entrepreneurs référés par les assureurs gonflent leurs factures.

En ce qui concerne la deuxième allégation de l’appelant, celle-ci est également exempte de preuve[13]. La fixation du montant des primes d’assurance tient compte d’une panoplie de variables et l’appelant ne fournit aucun indice qui viendrait démontrer que l’octroi d’une ristourne pourrait avoir un impact sur la prime payée. Une allégation qui relève du simple bon sens ne suffit pas[14]. Encore une fois, la documentation déposée par l’appelant vient plutôt contredire ses prétentions.

La prétention de l’appelant à l’effet que l’omission de dénoncer l’existence de telles ristournes constitue un manquement en vertu de différentes lois doit également échouer puisque ses arguments sur les effets préjudiciables de telles ristournes n’ont pas été retenus[15].

En bref, la demande d’autorisation de l’appelant se base entièrement sur des impressions, des hypothèses et des spéculations qui relèvent tous de l’opinion et qui ne comportent pas d’assise factuelle[16]. Selon la Cour d’appel, une demande d’autorisation d’action collective ne peut être autorisée sur de tels fondements :

[70] […] Il est impossible, dans l’état de la demande d’autorisation, de tirer de la seule présence de ce système de ristournes et du fait qu’il ne soit pas révélé aux assurés au moment de la conclusion ou du renouvellement du contrat ou à tout autre moment une inférence qui justifie le syllogisme proposé et suffise à franchir le seuil pourtant peu élevé du paragr. 575(2) C.p.c. En somme, demande d’autorisation est sans substance, malgré l’abondance de ses mots. On y conjugue deux faits (système de ristournes versées par les entrepreneurs aux assureurs, non-dévoilement de ce système aux assurés) pour en tirer une série de conséquences purement hypothétiques.[17]

Absence de recours personnel de l’appelant

Finalement, l’appelant ne peut représenter son groupe puisqu’il n’a lui-même aucun recours personnel à faire valoir[18]. Afin de représenter adéquatement son groupe, le représentant doit avoir un intérêt suffisant pour agir et son recours personnel doit remplir le fardeau de démonstration[19]. À la suite d’un dégât d’eau survenu dans sa demeure, l’appelant fait appel à un entrepreneur recommandé par l’intimée Desjardins pour les réparations. L’assureur a payé la totalité des coûts facturés par l’entrepreneur.

L’appelant n’établit donc pas en quoi il subit personnellement un préjudice en lien avec la politique de ristournes[20]. Sa réclamation personnelle échoue sur la même base que sa réclamation générale pour le groupe, soit en raison de l’absence d’un syllogisme juridique défendable[21].

Conclusion

La Cour rappelle qu’une action collective n’a pas la vocation de se transformer en « commission d’enquête » ni en « expédition de pêche »[22]. La demande de l’appelant ne passe pas le test de l’art. 575 C.p.c., même en l’appliquant « de la manière la plus libérale et généreuse possible »[23].

L’appel est rejeté et la décision de première instance rejetant la demande d’autorisation d’exercer une action collective est maintenue.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Tessier c. Economical, compagnie mutuelle d’assurance, 2023 QCCA 688.

[2] Id., par. 27.

[3] Id., par. 28.

[4] Id., par. 29.

[5] Id., par. 34.

[6] Id., par. 35.

[7] Id., par. 43.

[8] L’Oratoire SaintJoseph du MontRoyal c. J.J., 2019 CSC 35, par. 59.

[9] Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, par. 134.

[10] Tessier c. Economical, compagnie mutuelle d’assurance, préc., note 1,par. 47.

[11] Id., par. 48.

[12] Id., par. 50.

[13] Id., par. 61.

[14] Id., par. 63.

[15] Id., par. 64 et 65.

[16] Id., par. 68.

[17] Id., par. 70.

[18] Id., par. 71.

[19] Karras c. Société des loteries du Québec, 2019 QCCA 813, par. 53 et 54.

[20] Tessier c. Economical, compagnie mutuelle d’assurance, préc., note 1,par. 75.

[21] Id., par. 78.

[22] Id., par. 79.

[23] Id.

Commentaires (0)

L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.

Laisser un commentaire

À lire aussi...