La sanction des manquements importants constatés dans le déroulement de l’instance : la Cour d’appel se penche sur l’article 342 C.p.c.
Par Maryam d'Hellencourt, avocate
Dans la décision Chicoine c. Vessia,2023 QCCA 582, la Cour d’appel se penche notamment sur l’application de l’article 342 du C.p.c. qui permet aux tribunaux de sanctionner les manquements importants constatés dans le déroulement de l’instance, en condamnant la partie fautive à verser à l’autre partie, une compensation pour le paiement des honoraires professionnels de son avocat·e.
La Cour d’appel se penche aussi sur l’abus de procédure en vertu de l’article 51 al. 2 du C.p.c. et passe en revue les principes applicables à la sanction des abus de procédures dans le contexte spécifique des procédures en appel.
Contexte
L’appelante porte en appel une décision de la Cour supérieure[1] qui accueille en partie l’action pour vices cachés des intimés.
Le juge de première instance a conclu que l’appelante avait eu un comportement dolosif lors de la vente de l’immeuble, en omettant sciemment de dévoiler à l’acheteur de nombreux vices cachés, et que cette conduite qui s’est poursuivie dans le cadre de l’instance, durant laquelle l’appelante a fait en sorte de rendre l’exercice du recours de la partie adverse le plus difficile possible.
Le jugement de première instance a ainsi condamné l’appelante au paiement de plus de 108 000 $ en réduction du prix de vente, de 63 000 $ à titre de dommages pécuniaire et non pécuniaires et de près de 98 000 $ en remboursement de 85 % des frais d’avocat des intimés.
Décision
La Cour rejette l’appel sur le fond du pourvoi, pour les motifs du juge Bachand auxquels souscrivent les juges Schrager et Lavallée, avec les frais de justice.
Quant à la demande des intimés en déclaration d’abus et en remboursement de leurs frais d’avocat en appel, pour les motifs du juge Schrager, auxquels souscrit la juge Lavallée, la Cour rejette la demande sans frais de justice. Le juge Bachand aurait accueilli la demande et condamné l’appelante à rembourser aux intimés la somme de 25 000 $.
- Les manquements importants durant le déroulement de l’instance :
L’appelante plaide qu’elle n’a pas commis de manquements importants durant le déroulement de l’instance et qu’elle n’aurait agi de manière répréhensible que sur le fond du litige.
La Cour d’appel estime que l’appelante n’a présenté aucun argument justifiant l’intervention de la Cour pour réviser les conclusions du juge de première instance quant à l’existence de manquements importants de sa part durant l’instance. La Cour d’appel, citant l’arrêt Biron[2], réitère la grande retenue qui s’impose à l’égard des constats de faits qui ont permis au juge de première instance de conclure à l’existence de tels manquements.
- La condamnation au remboursement de 85% des frais d’avocat des intimés :
Subsidiairement, si elle a commis des manquements durant le déroulement de l’instance, l’appelante plaide qu’il s’agit de quelques manquements ponctuels qui ne sauraient justifier de rembourser aux intimés la quasi-totalité de leurs frais d’avocat. Selon l’appelante, la condamnation à 85% des frais d’avocat des intimés serait disproportionnée.
La Cour d’appel rejette la prétention de l’appelante et note qu’elle se base sur une prémisse inexacte lorsqu’elle plaide que la compensation octroyée à la partie adverse aurait dû être circonscrite à une somme correspondant aux frais d’avocat engagés par les intimés, en raison des manquements qu’elle a commis.
La Cour d’appel réitère que la fonction d’une ordonnance fondée sur l’article 342 C.p.c. est essentiellement punitive plutôt que compensatoire, car l’objectif visé n’est pas d’indemniser la partie adverse pour les frais engagés en raison des manquements constatés, mais plutôt d’imposer une sanction proportionnelle à la gravité de ces manquements.
[20] Deuxièmement, les prétentions de l’appelante ignorent le fait qu’une ordonnance fondée sur l’article 342 C.p.c. a une fonction essentiellement punitive plutôt que compensatoire. Cette caractéristique ressort du libellé même de cette disposition, où le législateur confère aux tribunaux le pouvoir de « sanctionner/punish » les manquements importants survenus durant le déroulement de l’instance. L’ordonnance que le tribunal est appelé à rendre après avoir constaté qu’une partie a commis de tels manquements n’a donc pas vocation à indemniser la partie adverse pour les frais d’avocat qu’elle a dû engager en raison de ces manquements. L’objectif visé est plutôt « l’imposition d’une sanction proportionnelle à la gravité [de ces manquements] ».
[Citations omises]
L’appelante devait donc démontrer que le montant octroyé par le juge de première instance était manifestement disproportionné eu égard à la gravité des manquements sanctionnés.
La Cour d’appel est d’avis que les manquements commis par l’appelante durant le déroulement de l’instance étaient graves et méritaient une sanction sévère, car adopter durant l’instance un comportement dolosif revient à porter délibérément atteinte au droit fondamental d’accès à la justice de la partie adverse.
[22] Le juge de première instance a considéré que les manquements commis par l’appelante durant le déroulement de l’instance étaient graves et méritaient l’imposition d’une sanction sévère, et je suis d’avis que ces constats sont amplement justifiés. Adopter, dans le cadre d’une instance civile, un comportement dolosif dans le but de rendre l’exercice du recours de la partie adverse le plus difficile possible revient à porter délibérément atteinte à son droit fondamental d’accès à la justice. Il s’agit d’une faute dont la gravité s’apprécie notamment au regard du fait que, « [d]e nos jours, garantir l’accès à la justice constitue le plus grand défi à relever pour assurer la primauté du droit au Canada ». Mais s’il s’agit d’une faute particulièrement grave, c’est aussi en raison des conséquences très concrètes qu’elle est susceptible d’avoir sur la partie adverse, surtout lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’individus pour qui le fait d’être impliqués dans des procédures judiciaires durant plusieurs années est susceptible d’être non seulement très coûteux, mais également très angoissant. D’ailleurs, il n’est pas sans pertinence de souligner que M. Vessia et sa conjointe étaient parents de très jeunes enfants au moment où l’affaire s’est judiciarisée.
[Citations omises]
La Cour d’appel note également que lorsqu’en vertu de l’article 342 C.p.c., le Tribunal ordonne le versement d’une compensation, celle-ci est accordée « à titre de frais de justice », une matière à l’égard de laquelle les juges de première instance jouissent d’une latitude considérable.
- La demande de remboursement des frais d’avocats engagés en appel :
Les intimés estiment que le pourvoi est abusif et demandent la condamnation de l’appelante au remboursement de leurs frais d’avocat engagés en appel.
Si les juges Schrager et Lavallée sont en désaccord avec les conclusions du juge Bachand quant au caractère abusif du pourvoi de l’appelante, tou·te·s s’entendent sur les principes applicables à la sanction des abus de procédures en appel. Les principes énoncés sous la plume du juge Bachand peuvent se résumer comme suit :
- Il ne suffit pas à la partie intimée de démontrer que les moyens d’appel n’ont aucune chance de succès, cette dernière a le fardeau de démontrer qu’une personne raisonnable et prudente placée dans les mêmes circonstances que la partie appelante n’aurait pas porté en appel le jugement entrepris.
- Lorsque la partie intimée allègue que le pourvoi en appel a été intenté dans l’intention de lui nuire, elle aura le fardeau de démontrer selon la prépondérance des probabilités que le pourvoi visait principalement à lui causer un préjudice.
- Le fait que le jugement entrepris constate un abus de procédure ou des manquements importants en première instance ne signifie pas forcément que l’appel de ce jugement soit abusif.
- Le législateur a pris en compte le risque que l’abus constaté en première instance se perpétue en appel, en assujettissant l’appel des jugements qui rejettent une demande en justice en raison de son caractère abusif, à une permission[3].
Le juge Bachand liste plusieurs éléments qui s’ils ne suffisent pas individuellement à conclure à un abus de procédure de la part de l’appelante, considérés dans leur ensemble, donneraient lieu à une « présomption de fait d’un usage malveillant de la procédure d’appel »[4].
- L’appelante n’a pas produit la transcription des témoignages, alors que la plupart de ses moyens d’appel concernent des conclusions de fait reposant en partie sur lesdits témoignages.
- Les arguments de l’appelante, qui est représentée par avocats, manquent de cohérence et de précision, notamment en ce qui concerne les frais d’avocat et les dommages-intérêts compensatoires.
- L’appelante a avancé de nombreux arguments qu’elle devait savoir être manifestement mal fondés, ce qui suggèrerait une intention d’induire ses interlocuteurs en erreur.
- Au début d’audience d’appel, l’appelante a renoncé sans préavis à contester des éléments clés du jugement de première instance, renonçant à contester en appel des conclusions qui visaient alors plus de 60 % de la valeur de l’objet du litige en appel.
Selon le juge Bachand, pris dans leur ensemble et dans le contexte du constat du juge de première instance à l’effet que l’appelante a fait en sorte de rendre l’exercice du recours des intimés le plus difficile possible, ces éléments font pencher la prépondérance des probabilités en faveur des intimés :
[40] Je tiens à insister sur le fait qu’aucun de ces éléments ne suffit à lui seul pour conclure au caractère abusif de l’appel. Toutefois, lorsqu’ils sont considérés ensemble, et, surtout, lorsqu’on les replace dans le contexte du constat très clair du juge de première instance selon lequel l’appelante a cherché — tout au long des procédures en Cour supérieure — à rendre l’exercice du recours des intimés le plus difficile possible, j’estime qu’ils font pencher la prépondérance des probabilités en faveur des intimés : selon toute vraisemblance, l’appelante a, dans le cadre du présent appel, continué de se servir de la procédure de manière à nuire aux intimés au sens où l’entend le législateur à l’article 51 al. 2 C.p.c.
Le juge Bachand aurait accueilli la demande des intimés et condamné l’appelante à leur rembourser la somme de 25 000 $ pour abus de procédure en vertu de l’article 51 al. 2 C.p.c.
Le juge Schrager considère que la décision de l’appelante de se pourvoir en appel n’est pas abusive, car une personne raisonnable aurait essayé d’obtenir une réduction de la condamnation en première instance, qu’il qualifie de « sévère ».
[45] Le jugement de première instance est sévère quant à la condamnation à des dommages compensatoires en sus de l’annulation du prix de vente et quant à la condamnation au paiement des honoraires d’avocats. Il n’est pas abusif d’avoir cherché à éliminer ou à réduire ces condamnations. Une personne raisonnable aurait essayé de faire la même chose. Selon le test applicable, la décision de l’appelante de se pourvoir en appel n’est pas, en soi, constitutive d’un abus.
[Citations omises]
Le juge Schrager note que le cumul des éléments soulignés par le juge Bachand est important mais que ces éléments ne sont pas constitutifs d’abus que ce soit individuellement ou par leur effet combiné.
Pour les motifs du juge Schrager, auxquels souscrit la juge Lavallée, la Cour rejette la demande des intimés en déclaration d’abus et en remboursement de leurs frais d’avocat en appel, sans frais de justice.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Vessia c. Chicoine, 2021 QCCS 2711
[2] Biron c. 150 Marchand Holdings inc., 2020 QCCA 1537, par 109.
[3] Article 30, al. 2(3°).
[4] Chicoine c. Vessia, 2023 QCCA 582, par. 35.
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