R. c. Pryde, 2024 QCCQ 1794
Par SOQUIJ, Intelligence juridique
CONSTITUTIONNEL (DROIT): Il existe un conflit irréconciliable entre l’article 10 de la Charte de la langue française et les dispositions linguistiques du Code criminel; ce conflit existe sous 2 formes: il s’agit d’une incompatibilité d’application — l’article 10 de la charte empêche un juge de la cour criminelle de rendre son verdict — et il entrave la réalisation de l’objet fédéral visant à assurer l’égalité de traitement des accusés francophones et anglophones dans le contexte de procédures criminelles.
2024EXP-1563 ***
Intitulé : R. c. Pryde, 2024 QCCQ 1794
Juridiction : Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale (C.Q.), Montréal
Décision de : Juge Dennis Galiatsatos
Date : 17 mai 2024
Références : SOQUIJ AZ-52028739, 2024EXP-1563 (34 pages)
-Résumé
CONSTITUTIONNEL (DROIT) — langue — droits linguistiques — droit de subir un procès dans la langue officielle de son choix — anglais — article 530 C.Cr. — partie XVII (art. 530 à 534) du Code criminel — procédure criminelle — incompatibilité d’application de l’article 10 de la Charte de la langue française — modification législative — traduction française du jugement original en anglais — exigences d’immédiateté et de simultanéité — prononcé du verdict — délais administratifs — droit d’être jugé dans un délai raisonnable — droit à l’égalité — différence de traitement entre les accusés francophones et anglophones — déclaration d’inopérabilité constitutionnelle des termes «immédiatement et sans délai» dans le contexte du droit criminel.
CONSTITUTIONNEL (DROIT) — partage des compétences — droit criminel — procédure criminelle — compétence fédérale — langue du procès — droits linguistiques — compétence concurrente — doctrine de la prépondérance fédérale — droit de subir un procès dans la langue officielle de son choix — anglais — article 530 C.Cr. — partie XVII (art. 530 à 534) du Code criminel — incompatibilité d’application de l’article 10 de la Charte de la langue française — modification législative — traduction française du jugement original en anglais — exigences d’immédiateté et de simultanéité — prononcé du verdict — délais administratifs — droit d’être jugé dans un délai raisonnable — droit à l’égalité — différence de traitement entre les accusés francophones et anglophones — déclaration d’inopérabilité constitutionnelle des termes «immédiatement et sans délai» dans le contexte du droit criminel.
PÉNAL (DROIT) — juridiction pénale — juge — question constitutionnelle soulevée d’office — absence de crainte raisonnable de partialité — indépendance judiciaire — interventions du juge — indépendance administrative — incompatibilité d’application de l’article 10 de la Charte de la langue française — modification législative — traduction française du jugement original en anglais — exigences d’immédiateté et de simultanéité — droit à l’égalité — différence de traitements entre les accusés anglophones et francophones — droit d’être jugé dans un délai raisonnable — déclaration d’inopérabilité constitutionnelle des termes «immédiatement et sans délai» dans le contexte du droit criminel — conduite dangereuse causant la mort — conduite avec facultés affaiblies causant la mort — négligence criminelle causant la mort.
PÉNAL (DROIT) — garanties fondamentales du processus pénal — droit d’être jugé dans un délai raisonnable — droit à l’égalité — différence de traitement entre les accusés anglophones et francophones — modification législative — article 10 de la Charte de la langue française — exigences d’immédiateté et de simultanéité — traduction française du jugement original en anglais — prononcé du verdict — délais administratifs — intelligence artificielle — confidentialité des projets de jugement — déclaration d’inopérabilité constitutionnelle des termes «immédiatement et sans délai» dans le contexte du droit criminel — conduite dangereuse causant la mort — conduite avec facultés affaiblies causant la mort — négligence criminelle causant la mort.
DROITS ET LIBERTÉS — droits judiciaires — personne arrêtée ou détenue — droit d’être jugé dans un délai raisonnable — modification législative — article 10 de la Charte de la langue française — traduction française du jugement original en anglais — critères d’immédiateté et de simultanéité — prononcé du verdict — délais administratifs — déclaration d’inopérabilité constitutionnelle des termes «immédiatement et sans délai» dans le contexte du droit criminel.
DROITS ET LIBERTÉS — droit à l’égalité — motifs de discrimination — langue — modification législative — article 10 de la Charte de la langue française — traduction française du jugement original en anglais — différence de traitement entre les accusés francophones et anglophones — critères d’immédiateté et de simultanéité — déclaration d’inopérabilité constitutionnelle des termes «immédiatement et sans délai» dans le contexte du droit criminel.
Jugement sur l’applicabilité en matière pénale et la validité constitutionnelle de l’article 10 de la Charte de la langue française.
Il est reproché à l’accusée d’avoir commis des infractions routières et de négligence criminelle ayant causé la mort d’une cycliste. L’accusée a choisi de subir son procès en anglais en vertu de l’article 530 du Code criminel (C.Cr.). Le 1er juin 2022, la charte a été modifiée. Parmi les changements apportés, la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français a introduit l’article 10 de la charte, laquelle prévoit qu’«[u]ne version française doit être jointe immédiatement et sans délai à tout jugement rendu par écrit en anglais par un tribunal judiciaire lorsqu’il met fin à une instance ou présente un intérêt pour le public» (art. 10 al. 1 de la Charte de la langue française). En l’espèce, cette modification exigera du tribunal qu’il dépose une traduction française du jugement original en anglais le jour même; il ne pourra déposer le jugement final même s’il est prêt. Le tribunal a soulevé d’office la question de la légalité de la disposition quant aux exigences relatives à l’immédiateté et à la simultanéité qui s’appliquent aux traductions vers le français, et ce, malgré l’objection des procureurs généraux et le fait que l’accusée a choisi de ne pas contester la constitutionnalité de cette disposition.
Décision
D’abord, concernant l’allégation de crainte raisonnable de partialité formulée par le procureur général du Québec, une jurisprudence constante reconnaît le pouvoir — et parfois le devoir — d’un juge de soulever une question constitutionnelle d’office. Ce qui importe est: 1) que les procureurs généraux aient le droit de présenter des observations complètes; et 2) que le juge fasse preuve d’ouverture d’esprit et d’impartialité et qu’il puisse se laisser persuader. Ces 2 conditions étaient réunies en l’espèce. Il n’est pas inapproprié pour un juge de faire part de ses préoccupations à l’avocat ou même de formuler des conclusions provisoires au cours des plaidoiries. Le juge n’est pas non plus tenu de s’abstenir d’exprimer des opinions préliminaires au cours des plaidoiries. Ces échanges entre un avocat et le juge peuvent être vigoureux, mais les observations faites par ce dernier à ce moment-là ne constituent pas des conclusions définitives. Enfin, toute personne étant le moindrement au courant de la jurisprudence relative aux articles 530 à 530.1 C.Cr. sonnerait l’alarme à la lecture de la disposition en cause.
Il existe un conflit irréconciliable entre la disposition en cause et les dispositions linguistiques du Code criminel. Ce conflit existe sous 2 formes: il s’agit d’une incompatibilité d’application — la disposition en cause empêche un juge de la cour criminelle de rendre son verdict — et il entrave la réalisation de l’objet de l’article 530 C.Cr. visant à assurer que les accusés francophones et anglophones bénéficient d’un traitement égal dans le contexte de procédures criminelles. La disposition en cause ajoute des délais pour des raisons purement administratives, qui n’ont aucun lien avec le processus au criminel. Le prononcé du verdict constitue l’un des éléments centraux d’un procès criminel; cette étape est si fondamentale qu’elle ne peut être banalement déplacée ou reportée pour des raisons totalement étrangères au droit criminel. En ayant pour effet direct d’empêcher un juge de rendre son verdict dans une affaire criminelle en temps opportun, cette disposition constitue un véritable obstacle à la mise en application du droit criminel, qui relève de la compétence exclusive du Parlement. Même un délai supplémentaire de 1 journée dans l’attente d’une traduction inutile entrave la mise en application du droit criminel et est donc incompatible avec la partie XVII (art. 530 à 534) du Code criminel. Même si l’État engageait des centaines de nouveaux traducteurs, il y aurait nécessairement des délais supplémentaires dans le cas des procès se déroulant en anglais. Par ailleurs, le processus administratif relatif à la réception, à la révision et à la finalisation de la traduction française interfère directement avec le rôle essentiel du juge, qui est de rendre ses décisions dans les affaires criminelles entendues en anglais au moment où il le souhaite. En ce sens, la modification contrevient à l’indépendance judiciaire, du moins dans le contexte des procédures criminelles. Enfin, en ce qui concerne l’effet indirect de la disposition en cause lorsqu’elle est appliquée concrètement, celle-ci implique que les accusés anglophones soient moins bien traités que les accusés francophones puisqu’ils devront subir des périodes d’attente supplémentaires avant de connaître leur sort, ce qui va à l’encontre de l’objectif visé par la loi fédérale. Ainsi, les mots «immédiatement et sans délai» mentionnés à la disposition en cause sont incompatibles avec la mise en application de la procédure pénale, qui est de compétence fédérale, ainsi qu’avec les droits linguistiques fondamentaux prévus à la partie XVII du Code criminel; ces mots sont donc déclarés inopérants dans le contexte de procédures criminelles. Quant à la portion de la disposition visant la préparation par l’État de traductions françaises pour chaque jugement définitif rendu en anglais, elle demeure intacte.
En ce qui a trait à la solution proposée par la poursuite pour prévenir les délais supplémentaires touchant le prononcé du verdict — soit que les juges de première instance rendent leurs décisions oralement, avec motifs à suivre, dans tous les procès criminels se déroulant en anglais —, elle est artificielle, inapplicable et inappropriée. Il est déconcertant que la poursuite ait adopté une position dont l’effet réel est que les accusés anglophones sont traités différemment des accusés francophones. La solution proposée porte aussi atteinte à l’indépendance judiciaire. Quant à la solution suivant laquelle le juge lirait toute sa décision oralement et retarderait simplement son dépôt au dossier du tribunal jusqu’à ce que la traduction soit disponible, elle n’est pas non plus acceptable pour des raisons pratiques et parce que cela porterait atteinte au caractère public des procédures criminelles et compromettrait l’accès rapide à celles-ci.
Finalement, même si le gouvernement est prêt à recourir à l’intelligence artificielle ou à des outils technologiques pour effectuer les traductions, l’incompatibilité de la disposition avec les droits linguistiques des accusés anglophones et la mise en application du droit criminel demeure.
Suivi : Pourvoi en contrôle judiciaire, 2024-05-07 (C.S.), 500-17-129847-243. Demande pour suspendre l’exécution d’un jugement rejetée (C.S., 2024-05-17), 2024 QCCS 1825, SOQUIJ AZ-52028105. Requête de bene esse pour permission d’appeler et déclaration d’appel, 2024-06-13 (C.A.), 500-09-031063-241.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
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