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14 Juin 2024

Théâtre du Trident inc. c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2024 QCCS 2001

Par SOQUIJ, Intelligence juridique

CONSTITUTIONNEL (DROIT) : Les mots «culturelles ou artistiques» se trouvant au paragraphe 5 de l’article 2 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme ainsi que l’article 1 du Règlement d’application de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme sont déclarés invalides et inopérants parce qu’ils ne prévoient pas d’exception ou de mesures visant à limiter leurs effets attentatoires dans un contexte de représentation artistique.

2024EXP-1443 *** 

Intitulé : Théâtre du Trident inc. c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2024 QCCS 2001

Juridiction : Cour supérieure (C.S.), Québec

Décision de : Juge Jean-François Émond

Date : 29 mai 2024

Références : SOQUIJ AZ-52031005, 2024EXP-1443 (22 pages)

-Résumé

CONSTITUTIONNEL (DROIT) — divers — articles 1, 2 et 11 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme — article 1 du Règlement d’application de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme — activités culturelles ou artistiques — validité constitutionnelle — liberté d’expression — expression artistique — théâtre — représentation théâtrale — comédien — fumer — cigarette — tabac — contenu expressif — lien rationnel — atteinte minimale — prépondérance des effets préjudiciables sur les effets bénéfiques — atteinte injustifiée — appel — norme d’intervention — erreur manifeste et déterminante.

DROITS ET LIBERTÉS — droits et libertés fondamentaux — pensée, opinion et expression — liberté d’expression — expression artistique — théâtre — représentation théâtrale — comédien — fumer — cigarette — tabac — contenu expressif — articles 1, 2 et 11 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme — article 1 du Règlement d’application de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme — activités culturelles ou artistiques — validité constitutionnelle — lien rationnel — atteinte minimale — prépondérance des effets préjudiciables sur les effets bénéfiques — atteinte injustifiée — appel — norme d’intervention — erreur manifeste et déterminante.

PÉNAL (DROIT) — infraction — autres infractions pénales — Loi concernant la lutte contre le tabagisme — infraction pénale — théâtre — représentation théâtrale — comédien — fumer — cigarette — tabac — contenu expressif — validité constitutionnelle — droits et libertés fondamentaux — liberté d’expression — expression artistique — appel — acquittement.

Appel d’un jugement de la Cour du Québec ayant rejeté une demande en déclaration d’inconstitutionnalité et ayant prononcé des verdicts de culpabilité. Accueilli.

Les appelantes, 3 théâtres, ont reçu chacune un constat d’infraction pour avoir toléré que des comédiens représentent l’acte de fumer sur une scène de théâtre lors de la représentation de pièces, et ce, avec des cigarettes et des cigarettes de cannabis factices aux herbes. Le juge de première instance a conclu que l’acte de fumer une cigarette sur scène, même si celle-ci est aux herbes, ne bénéficie pas de la protection prévue à l’article 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés et à l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne. Les appelantes soutiennent que le juge a erré en droit en concluant que l’acte de fumer en utilisant une cigarette dans le contexte d’une pièce de théâtre n’est pas porteur d’un message ou, en d’autres termes, qu’elle ne constitue pas une activité expressive protégée. Elles prétendent que cette erreur a amené le juge à en commettre une seconde puisqu’il a renoncé à poursuivre son analyse, laquelle aurait dû lui permettre de conclure que les dispositions en cause, soit les articles 1, 2 et 11 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme et l’article 1 du Règlement d’application de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme, lorsqu’elles sont appliquées pour interdire l’usage d’une cigarette dans le contexte d’une pièce de théâtre, ne sont pas justifiables dans une société libre et démocratique.

Décision
À la lumière de la jurisprudence, pour déterminer si une activité entre dans la sphère du droit à la liberté d’expression, il faut se demander si: 1) cette activité possède prima facie un contenu expressif protégé, c’est-à-dire un message; et 2) le mode de transmission de celui-ci, soit l’activité qui sert à le transmettre, tend à favoriser les valeurs sous-jacentes au droit à la liberté d’expression, à savoir la recherche de la vérité, la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique et la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels. Il s’agit de valeurs à promouvoir dans une société tolérante à l’égard de ceux qui transmettent un message et de ceux auxquels il est destiné. La jurisprudence canadienne considère que l’art et l’expression artistique sont au coeur des valeurs à la base de la liberté d’expression.

En l’espèce, le juge n’a pas déterminé correctement l’objet du différend lorsqu’il a mentionné que le «débat porte sur la façon de représenter l’acte de fumer par les acteurs lors d’une représentation théâtrale et/ou artistique plutôt que sur la légitimité de l’action de jouer une personne qui fume» (Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Théâtre du Trident inc. (C.Q., 2021-11-09), 2021 QCCQ 11956, SOQUIJ AZ-51810396, 2021EXP-2934, paragr. 13). Cette erreur l’a amené à en commettre une seconde en ce qui concerne la transmission du message. En effet, il a retenu que l’acte de fumer une cigarette dans les 3 pièces de théâtre en cause n’avait aucun contenu expressif, étant d’avis que les créateurs cherchaient simplement à représenter l’acte de fumer sans vouloir transmettre un message. Or, un tel choix n’a pas été fait pour le plaisir et se voulait porteur d’une signification. Il visait à transmettre un message, soit la détresse psychologique et existentielle éprouvée par des personnes vivant certaines difficultés. En omettant de le reconnaître, le juge a commis une erreur mixte de fait et de droit manifeste et déterminante. Quant à la question de savoir si l’acte de fumer et le lieu où cette activité s’est déroulée minaient les valeurs sous-jacentes au droit à la liberté d’expression, la réponse va de soi. Dans le contexte des 3 pièces de théâtre, ce geste ne minait pas ces valeurs. Au contraire, il les favorisait puisque le lieu est propice à leur communication.

L’acte de fumer dans un endroit public pour le simple plaisir ne constitue pas une activité expressive. Par ailleurs, l’interdiction de fumer dans un lieu public en vertu de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme et du Règlement d’application de la loi concernant la lutte contre le tabagisme ne restreint pas en soi le droit à la liberté d’expression. Cependant, lorsque ce même acte peut être qualifié d’activité expressive protégée parce qu’il tend à transmettre un message ayant une signification, l’effet combiné de cette loi et de ce règlement restreint le droit à la liberté d’expression. Il s’agit donc d’une violation indirecte de celui-ci.

Le test en 3 étapes applicable en vue de déterminer si une règle de droit restreignant les droits et libertés s’avère raisonnable et est justifiée dans une société libre et démocratique, conformément aux articles 1 de la charte canadienne et 9.1 de la charte québécoise, a été énoncé dans R. c. Oakes (C.S. Can., 1986-02-28), SOQUIJ AZ-86111022, J.E. 86-272, [1986] 1 R.C.S. 103, [1986] D.L.Q. 270 (rés.). En l’espèce, l’État s’est déchargé de prouver le lien rationnel entre l’objectif poursuivi par le législateur et la mesure mise en place aux termes de la loi et de son règlement d’application, soit l’interdiction absolue de fumer dans un lieu public à l’égard de quiconque, et ce, sans exception. Toutefois, l’acte de fumer dans le contexte d’une pièce de théâtre ne porte pas atteinte de façon substantielle aux objectifs poursuivis par le législateur. Les dangers associés à l’usage du tabac nécessitent certes la mise en place de mesures fortes et l’interdiction de fumer dans les lieux publics est valable. Cependant, dans le contexte particulier d’une représentation théâtrale, cette interdiction ne répond pas aux objectifs de façon rationnelle. Par ailleurs, le fait de sanctionner un théâtre qui présente une pièce où un comédien fume une cigarette pour transmettre un message s’écarte des objectifs poursuivis par le législateur, même en tenant compte des enjeux de santé publique. À cet égard, l’État n’a pas démontré, selon la prépondérance des inconvénients, qu’il s’agit d’une atteinte minimale. Enfin, le poids des inconvénients penche nettement en faveur du droit à la liberté d’expression artistique. Même si la santé publique constitue un enjeu important dans la société et qu’il justifie l’interdiction de fumer dans les lieux publics, cette mesure doit comporter des exceptions dans les cas où l’acte de fumer est effectué par des comédiens dans le contexte d’une pièce de théâtre. Les conséquences d’une telle interdiction à l’égard d’un mode d’expression artistique représentent une atteinte grave et l’est d’autant plus dans le contexte d’une société tolérante où le théâtre, en tant qu’art vivant, constitue l’une des plus importantes formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels. Il y a donc lieu de déclaré invalides et inopérants les mots «culturelles ou artistiques» figurant au paragraphe 5 de l’article 2 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme ainsi que de l’article 1 du Règlement d’application de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme. Cette déclaration d’invalidité sera toutefois suspendue pour une période de 1 an de manière que le législateur bénéficie d’un délai raisonnable pour apporter des modifications à la loi et à son règlement afin de prévoir des exceptions, des limites ou d’autres modalités applicables au domaine des arts. De plus, à titre de remède, les appelantes seront acquittées des infractions pour lesquelles elles ont été reconnues coupables.

Instance précédente : Yannick Couture, juge de paix magistrat, C.Q., Chambre criminelle et pénale, Québec, 200-61-218356-184 et autres, 2021-11-09, 2021 QCCQ 11956, SOQUIJ AZ-51810396.

Réf. ant : (C.Q., 2021-11-09), 2021 QCCQ 11956, SOQUIJ AZ-51810396, 2021EXP-2934.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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