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Nadim Paul Fares
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Marie Pascale Gagné
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31 Mar 2025

Harcèlement psychologique au travail : quels droits de direction pour l’employeur?

Par Nadim Paul Fares, Avocat et Marie Pascale Gagné, Étudiante

Harcèlement psychologique au travail : un peu plus de 20 ans après l’entrée en vigueur des dispositions de la Loi sur les normes du travail (LNT) à ce sujet, le Tribunal Administratif du Travail (TAT) a eu l’occasion à maintes reprises d’en interpréter les critères d’application. Parmi ces critères figure la présence d’une « conduite vexatoire », tel que l’indique le libellé du premier alinéa de l’article 81.18 LNT. Selon la jurisprudence constante, l’exercice légitime par un employeur de ses droits de direction ne peut pas être une conduite vexatoire selon le critère de la personne raisonnable.

Découvrez grâce à cet article comment le TAT, dans six décisions rendues en 2024, a analysé l’aspect des droits de gérance de l’employeur pour conclure ou non à la présence d’une conduite vexatoire dans les relations de travail. [1]

Harcèlement psychologique au travail : 3 décisions où le tribunal a conclu à un exercice normal et légitime des droits de direction de l’employeur

Hammad c. Magasin Laura (PV) inc., 2024 QCTAT 1971

La plaignante travaille comme co-assistance-gérante de 2015 à 2020 dans une boutique du groupe Laura (PV) inc. Elle obtient le poste de gérante en 2020, poste qu’elle n’occupe que jusqu’en septembre 2021, alors qu’elle s’absente pour maladie. En retour progressif au travail en février 2022, elle démissionne après seulement quelques jours de travail, se disant contrainte d’agir ainsi en raison de modifications substantielles apportées à ses conditions de travail. Elle dépose pour cette raison une plainte en congédiement déguisé et une plainte en harcèlement psychologique au travail.

Pour faire la preuve d’une conduite vexatoire, la plaignante invoque le choix de son employeur d’implanter une cogérance au sein de la boutique lors de son retour au travail après son absence pour maladie. Elle interprète l’embauche d’une deuxième gérante comme une tentative de la mettre de côté et elle ressent de l’inquiétude face à ce nouveau mode de gestion. Le Tribunal est d’avis que cette décision de l’employeur relève de son droit de gérance. Il estime qu’en organisant une rencontre entre les deux gérantes avant le retour de la plaignante au travail pour leur permettre de se partager leurs attentes respectives, l’employeur « a fait les choses dans les règles de l’art ».

La plaignante considère aussi que les tâches qui lui sont attribuées lors de son retour progressif relèvent davantage d’un rôle de commis de plancher que d’un rôle de gestion. Cela contribue à son sentiment d’isolement. Encore une fois, le Tribunal voit en cette décision organisationnelle un exercice normal de l’employeur de ses droits de direction : il est légitime qu’après une longue absence pour maladie, un employeur réintègre progressivement les tâches de son employé. Une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances aurait constaté que ces évènements traduisent des choix de gestion normaux.

Turcot c. Société québécoise de gestion collective des droits de reproduction, 2024 QCTAT 3802

Dans cette affaire, la plaignante est directrice des finances chez l’employeur depuis janvier 2019. Elle invoque entre autres que la directrice générale (DG) l’aurait intimidée, isolée et invectivée. Plusieurs des gestes et paroles invoqués par la plaignante pour faire la preuve d’une conduite vexatoire n’ont pu être retenus par le Tribunal en raison du caractère vague et imprécis de son témoignage.

L’une des situations invoquées par la plaignante est la réception de plusieurs messages textes de la part de la DG lors de son voyage au Mexique durant la pandémie. Bien que le Tribunal reconnaisse qu’une telle situation puisse être dérangeante, il considère que dans les circonstances exceptionnelles de la pandémie, le fait pour la DG d’envoyer ces messages n’est pas le reflet de l’exercice abusif des droits de direction. En trouve, la plaignante n’a pas déposé les messages texte en preuve.

La plaignante allègue aussi que la DG l’a isolée, notamment en lui demandant de travailler de la maison au lieu de se présenter au bureau. La DG témoigne que cette demande poursuivait deux objectifs. Premièrement, la plaignante et la DG ont entrepris une médiation en octobre 2020 en raison de leurs interactions difficiles. L’entente qui en a découlé prévoyait que la directrice adjointe devait être présente lors de leur rencontre, et c’est donc pour cela que la DG lui a demandé de travailler de la maison. Deuxièmement, la DG cherchait à limiter le nombre d’employés présents au bureau en raison des mesures sanitaires. Pour le Tribunal, un tel choix de gestion est compréhensible compte tenu de l’entente de médiation et du contexte pandémique. Il s’agit d’un exercice normal de la gérance de l’employeur.

Hormis ces deux évènements, plusieurs allégations de conduites vexatoires ont échoué en raison des lacunes au niveau de la preuve de la plaignante, d’autres ne respectent pas le critère de la personne raisonnable et certaines relèvent d’un conflit de personnalités entre la plaignante et la DG. Le Tribunal conclut donc à l’absence d’une preuve prépondérante d’une conduite vexatoire, faisant échec à la plainte en harcèlement psychologique au travail.

Montmory c. 9147-4361 Québec inc., 2024 QCTAT 3246

Le plaignant occupe un poste de boulanger chez l’employeur. Il dépose une plainte pour harcèlement psychologique en mai 2022 pour des évènements s’étant produits entre mars et avril 2022. Le Tribunal rejette sa plainte au motif que tous les comportements de son supérieur invoqués comme constituant des conduites vexatoires sont en réalité le fruit d’un exercice non abusif de son droit de gérance.

Citant l’affaire Bojanowski[2], le Tribunal fonde son jugement sur le fait qu’un employeur, dans la supervision du rendement de ses employés, bénéficie de prérogatives lui permettant d’émettre des commentaires négatifs sur le travail de ceux-ci, même si de telles paroles peuvent être perçues comme blessantes. Le Tribunal rappelle que « l’exercice du droit de gérance n’a pas à être exemplaire ».

En l’espèce, le supérieur du plaignant lui a reproché d’être trop lent au travail. Il lui offre son aide dans la préparation des pains, car il considère qu’il a besoin d’encadrement au travail. Il partage des consignes claires sur la chaîne de préparation devant plusieurs employés. Si le plaignant considère ces directives comme dénigrantes, le Tribunal les interprète comme des communications internes reliées aux objectifs de l’entreprise de l’employeur, qui agit conformément à son droit de gérance de manière non hostile.

Mentionnons deux autres situations. Un jour, une perte importante est générée à l’occasion d’un malentendu dans la rotation des pains dans le four, qui en sortent brûlés. Le supérieur du plaignant hausse le ton. Le Tribunal estime qu’il s’agit d’une réaction normale dans les circonstances. À plusieurs moments, le plaignant allègue que son supérieur intervient dans sa préparation, bousculant ainsi la production. Le Tribunal retient la version du supérieur selon laquelle il effectue des vérifications régulières pour veiller au respect de ses recettes standardisées, ce qui découle de son droit de surveillance. Ces comportements ne visent pas personnellement le plaignant.

Harcèlement psychologique au travail : 3 décisions où le tribunal a conclu à un exercice abusif des droits de direction de l’employeur

Martel c. Entrepôts Fruigor inc., 2024 QCTAT 1703

La plaignante est coordonnatrice commerciale et logistique aux Entrepôts Fruigor inc., un importateur de fruits exotiques, depuis janvier 2020. À partir du mois d’août 2020, elle allègue avoir subi plusieurs conduites vexatoires de la part du président de l’entreprise, constituant du harcèlement psychologique au travail. Voici quelques-uns de ces évènements :

Au mois d’août, le président dit à la plaignante, d’une voix forte : « Ça fait 6 mois que t’es ici et tu ne sais rien faire! », alors qu’elle ne savait pas comment utiliser un logiciel. Il utilise un ton et une attitude qu’une personne raisonnable aurait perçue comme rabaissant et humiliant. Le soir même, il la rappelle pour savoir comment elle va, ce que le Tribunal interprète comme une « possible prise de conscience […] du caractère excessif de sa réaction. » Le Tribunal est d’avis que ce commentaire est hostile et dépasse les prérogatives de l’employeur dans l’exercice de ses droits de direction.

Un jour, la plaignante se rend au travail habillée d’un chandail en coton ouaté à capuchon. Il lui dit d’un ton cassant : « C’est quoi ça? », en touchant le tissu du chandail. Le Tribunal considère que ce genre de contact physique en milieu de travail est inapproprié. À une autre occasion, la plaignante porte au travail des bottes de sécurité à cap d’acier tel que demandé par l’employeur. Les seules qu’elle a pu trouver sont roses. Le président dit que c’est une « couleur de merde » et qu’elle ne sera pas prise au sérieux. Le Tribunal rappelle qu’il fait partie des droits de gérance de l’employeur de choisir l’habillement de ses employés. Cependant, en l’espèce, en commentant la couleur des bottes d’un ton dénigrant, le président va au-delà des consignes de sécurité qu’il peut donner pour le bon fonctionnement de l’entreprise.

Après avoir subi plusieurs autres évènements ne la faisant pas sentir respectée, la plaignante rencontre son supérieur pour lui annoncer sa démission. Elle donne deux semaines de préavis. Deux jours plus tard, au travail, le président cherche à savoir ce que fait la plaignante de manière insistante. Il lui demande agressivement devant ses collègues : « Qu’est-ce que tu fais là? T’as rien à faire? ». Selon le Tribunal, une telle conduite est humiliante et va au-delà du cadre de surveillance du bon fonctionnement de l’entreprise.

Ainsi, le Tribunal conclut à la présence d’une conduite vexatoire. Le type d’interventions du président envers la plaignante, comprenant des comportements irrespectueux, dépasse ce que ses droits de gérance lui permettent de faire.

Adade c. Plastic Bank Recycling Corporation, 2024 QCTAT 2599

La plaignante assure la gestion de la chaîne d’approvisionnement globale de l’entreprise Plastic Bank Recycling Corporation. À la suite d’un changement de directeur général, elle allègue avoir subi du harcèlement psychologique de la part de la nouvelle personne occupant le poste (« le directeur »). Une allégation vise aussi le président de l’entreprise.

Le Tribunal cite l’affaire Massé[3], dans laquelle le juge circonscrit la frontière entre le harcèlement et le droit de gérance. En se basant sur les critères qui y sont mentionnés, le Tribunal a regroupé les allégations de la plaignante en huit thèmes.

Il est jugé que les trois premières allégations sont des exercices normaux du droit de gérance du directeur et représentent des décisions de gestion raisonnables de la part de celui-ci :  son choix de désormais s’occuper lui-même des négociations avec un important client à la place de la plaignante, son refus que la plaignante participe à des voyages d’affaires en raison de contraintes budgétaires et la pression pour qu’elle signe le contrat d’achat d’actions. Le Tribunal n’y voit aucun signe de conduite vexatoire, mais plutôt des choix opérationnels légitimes.

Les quatre allégations suivantes relèvent selon le Tribunal de difficultés relationnelles entre la plaignante et le directeur. Ce sont plusieurs évènements où le style de gestion de ce dernier ne fonctionnait pas avec les manières de travailler de la plaignante, mais le Tribunal n’y voit aucune hostilité ou comportement d’ennemi.

Enfin, la plaignante allègue qu’à plusieurs reprises, le directeur a fait des commentaires dénigrants et condescendants à propos de la qualité de son travail lors de réunions, et ce, devant ses collaborateurs. Le Tribunal considère que ces propos du directeur, servant à la discréditer et à déprécier son travail devant d’autres, s’inscrivent dans un « style de gestion inadéquat et abusif », et outrepassent donc les prérogatives que sa position d’autorité dans l’entreprise lui confère.

Mahfoud c. 9063-3090 Québec inc., 2024 QCTAT 3170

Le plaignant est barista et barman chez l’employeur, qui exploite un bar de loterie vidéo. Il allègue avoir été victime de harcèlement psychologique de la part du propriétaire du bar et de sa conjointe, de sa première semaine à l’emploi en septembre 2021 jusqu’à son départ. Pour les raisons qui suivent, le Tribunal conclut qu’il a effectivement subi du harcèlement psychologique.

Un nombre important d’évènements sont allégués et tenus pour avérés par le Tribunal : alors que la caisse ne balance pas et que le plaignant demande son pourboire, le propriétaire lui dit « « You can take the money and wipe you ass with it » ; le propriétaire congédie abruptement le plaignant et lui profère des injures sur un ton agressif au téléphone; le propriétaire dit au plaignant qu’il croit que ce dernier a simulé une maladie pour prendre des congés, en tenant des propos disgracieux sur lui; le propriétaire l’appelle à répétition sur la ligne téléphonique du bar uniquement pour se moquer de lui et l’injurier; la conjointe du propriétaire l’insulte et lui crie après devant la clientèle; le plaignant se fait surveiller par le propriétaire sur les caméras de surveillance.

L’employeur allègue qu’il s’agit d’un conflit interpersonnel, échappant à la définition de harcèlement psychologique, ce à quoi le Tribunal répond qu’un tel conflit nécessite la présence d’une relation symétrique entre les personnes concernées. En l’espèce, le propriétaire et sa conjointe sont les supérieurs immédiats du plaignant et le Tribunal conclut plutôt à un abus de pouvoir hiérarchique. La juge administrative explique que même si le plaignant a eu quelques comportements dignes de reproches, ses supérieurs n’ont pas appliqué de bonne foi leur droit de direction en tentant de l’humilier devant la clientèle. Elle ajoute qu’en se fiant aux faits précis de l’espèce, la surveillance du salarié par caméra participait d’un exercice déraisonnable du droit de direction en raison de son caractère abusif.

Conclusion

En somme, un constat flagrant se dégage des décisions précédentes. Quand il est question de la preuve d’une conduite vexatoire en matière de harcèlement psychologique, la fameuse phrase « chaque cas est un cas d’espèce » trouve particulièrement application.

Dans les dernières années, plusieurs modifications législatives ont augmenté les obligations de l’employeur dans la protection de ses employés. Le projet de loi 59, sanctionné en octobre 2021, a modifié l’article 51 de la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST) de sorte que l’employeur a l’obligation de « prendre les mesures pour assurer la protection du travailleur exposé sur les lieux de travail à une situation de violence physique ou psychologique, incluant la violence conjugale, familiale ou à caractère sexuel. » Par ailleurs, par le récent projet de loi 42, le deuxième alinéa de l’article 81.19 de la LNT a été modifié pour que l’obligation de l’employeur de prévenir et faire cesser le harcèlement psychologique soit élargi au harcèlement « provenant de toute personne ».

L’obligation de l’employeur en cas de violence ou de harcèlement s’étend donc bien au-delà de celle de les protéger de ses propres gestes : il doit aussi assurer cette protection lorsqu’elle provient de tiers, de ses autres employés et lorsqu’elle s’inscrit dans une dynamique de violence conjugale « lorsqu’il sait ou devrait raisonnablement savoir que le travailleur est exposé à cette violence » (art 51 al. 1 LSST).

Cet article a été séléctionné par ProBono pour le prix du juge Wagner.

En savoir plus sur l’harcèlement au travail :

Harcèlement sexuel au travail : le Tribunal condamne un supérieur hiérarchique

Quand l’exploitation de travailleurs agricoles étrangers temporaires se transforme en harcèlement psychologique


[1] À noter que le tribunal s’est basé sur de nombreux autres critères et éléments factuels pour rendre ces décisions, mais qu’il ne sera question ici que de l’aspect des droits de direction pour conclure à la présence d’une conduite vexatoire.

[2] Bojanowski c. Société de formation à distance des commissions scolaires du Québec, 2022 QCTAT 5258, paragraphes 17 et 18

[3] Massé c. Caisse Desjardins Pierre-Le Gardeur, 2022 QCTAT 3049, paragraphes 33 à 35

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