Fouille d’appareils électroniques à la frontière : état de la jurisprudence canadienne
Par Malika Rougaibi, Avocate et Johanna Stanculescu, Étudiante
L’obligation qui incombe aux pays comme le Canada de protéger leurs intérêts nationaux amène comme corollaire une expectative de vie privée réduite pour les visiteurs et les Canadiens qui traversent la frontière. Comme le juge Doherty l’affirmait dans la décision Jones : « Aucune personne qui entre au Canada ne peut raisonnablement s’attendre à être laissée tranquille par l’État [traduction libre][1]». Ce faisant, les agents des services frontaliers disposent de larges pouvoirs de fouille en vertu de la Loi sur les douanes[2](ci-après la « LD »). Or, la Cour suprême du Canada et les tribunaux d’instance inférieure ont statué que les appareils électroniques sont des objets uniques et que leur fouille est hautement invasive[3]. Est-il encore possible de fouiller un appareil électronique à la frontière en vertu du paragraphe 99(1)a) de la LD? Un récent courant jurisprudentiel semble renverser la vapeur en déclarant du paragraphe 99(1)a) de la LD inconstitutionnel.
Le cadre législatif en matière de fouilles d’appareils électroniques à la frontière
Les agents des services frontaliers bénéficient de larges pouvoirs à la frontière. Parmi ces pouvoirs, il existe celui conféré par le paragraphe 99(1)a) de la LD qui se lit comme suit:
« (1) L’agent peut :
- a) tant qu’il n’y a pas eu dédouanement, examiner toutes marchandises importées et en ouvrir ou faire ouvrir tous colis ou contenants, ainsi qu’en prélever des échantillons en quantités raisonnables; […]»
Ce paragraphe doit être lu conjointement avec l’article 2 de la LD qui prévoit qu’une marchandise inclut notamment « tout document, quel que soit son support ». Ainsi, les appareils électroniques sont des documents aux fins de la LD et, conséquemment, ceux-ci peuvent être examinés par les agents des services frontaliers.
L’avant « Canfield »
En 1988, la Cour suprême établit, dans l’arrêt Simmons[4], trois types de fouilles en contexte frontalier: la fouille de routine, la fouille à nu et l’examen des cavités corporelles[5]. La première, la fouille de routine, ne soulevait pas d’enjeu constitutionnel selon les juges majoritaires[6]. Jusqu’il y a quelques années, les tribunaux estimaient donc que les appareils électroniques pouvaient faire l’objet d’une fouille, plus précisément une fouille de routine à la frontière, en raison de leur statut de marchandises. En effet, les tribunaux s’appuyaient notamment sur l’arrêt Simmons, pour conclure que les agents des services frontaliers pouvaient procéder à la fouille d’appareils électroniques sans qu’ils n’aient à démontrer l’acquisition de soupçons raisonnables.
L’arrêt Canfield et le courant jurisprudentiel subséquent
Cependant, en 2020, dans l’arrêt Canfield[7], la Cour d’appel de l’Alberta arrive à une toute autre conclusion. Dans cet arrêt, la Cour souligne l’évolution majeure de la technologie depuis l’arrêt Simmons[8], ainsi que la quantité considérable de renseignements personnels contenus dans les appareils électroniques[9]. Pour ces raisons, la Cour estime que la fouille d’appareils électroniques à la frontière ne peut être considérée comme une simple fouille de routine[10]. La Cour conclut que le paragraphe 99(1)a) de la LD viole l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés[11] (ci-après la « Charte canadienne »)[12] puisqu’il n’établit aucune limite à la fouille d’appareils électroniques en contexte frontalier[13]. La Cour souligne que la fouille d’appareils électroniques constitue une atteinte importante à la vie privée[14].
En 2023, dans la décision R. v. Benedicto[15], la Cour provinciale de la Saskatchewan adopte un raisonnement similaire à celui de l’arrêt Canfield. Elle conclut ainsi que la fouille d’appareils électroniques à la frontière en vertu du paragraphe 99(1)a) de la LD est inconstitutionnelle, puisqu’elle viole l’article 8 de la Charte canadienne[16].
En 2024, dans l’arrêt Pike[17], la Cour d’appel de l’Ontario conclut aussi que le paragraphe 99(1)a) de la LD viole l’article 8 de la Charte canadienne. En effet, cette disposition autorise les agents des services frontaliers, sur la base de leur bonne foi, à consulter des renseignements hautement personnels lorsqu’ils exécutent des fouilles[18]. La Cour estime que le seuil minimal requis pour justifier la fouille d’appareils électroniques à la frontière est celui des « soupçons raisonnables[19] ». Un tel seuil est nécessaire pour protéger la vie privée des voyageurs à la frontière[20].
Conclusion
Il est indéniable que les appareils électroniques tels que les cellulaires contiennent une quantité considérable de renseignements personnels, y compris des informations particulièrement sensibles. Cela étant, les pouvoirs conférés aux douaniers en matière de fouille d’appareils électroniques ont fait l’objet d’un examen méticuleux par les tribunaux de diverses provinces. Les tribunaux ont dû répondre à la question suivante : ne devrait-il pas exister, à tout le moins, un seuil minimal justifiant une telle fouille ? La jurisprudence dominante tend à répondre par l’affirmative. Malgré diverses déclarations d’inconstitutionnalité, le projet de loi C-2 (Loi visant une sécurité rigoureuse à la frontière)[21], déposé par le gouvernement du Canada le 3 juin 2025, ne semble pas offrir de remède à ces déclarations d’inconstitutionnalité.
[1] R. v. Jones, 2006 81 OR (3d) 481, par. 30.
[2] Loi sur les douanes, L.R.C., 1985, c. 1 (2e suppl.).
[3] R. c. Morelli, 2010 CSC 8, par. 105; R. c. Vu, 2013 CSC 60, par. 39-40; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, par. 58.
[4] R. c. Simmons, [1988] 2 RCS 495.
[5] Id., par. 30.
[6] Ibid.
[7] R. v. Canfield, 2020 ABCA 383.
[8] Id., par. 6, 28 et 37.
[9] Id., par. 37.
[10] Id., par. 7 et 38.
[11] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi
de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)].
[12] L’article 8 de la Charte canadienne prévoit que « chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ».
[13] R. v. Canfield, préc., note 7, par. 7, 75, 80, 82, 102, 111, 116 et 188.
[14] Id., par. 75.
[15] R. v. Benedicto, 2023 SKPC 11.
[16] Id., par. 70.
[17] R. v. Pike, 2024 ONCA 608.
[18] Id., par. 2, 33, 58, 77 et 91.
[19] Id., par. 2, 28, 33 et 78.
[20] Id., par. 80 et 81.
[21] Loi concernant certaines mesures liées à la sécurité de la frontière entre le Canada et les États-Unis et d’autres mesures connexes liées à la sécurité, projet de loi n°C-2 (dépôt et 1re lecture – 3 juin 2025), 1re sess., 45e légis. (Can.).


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