17 Mai 2021

L’entrave au travail du syndic d’un ordre professionnel : une faute déontologique grave aux sanctions sévères, mais non punitives

Par Ouafa Younes, avocate

Le 11 janvier 2021, le Tribunal des professions dans Serra c. Médecins (Ordre professionnel des), 2021 QCTP 1, a rendu un jugement dans lequel il illustre le principe de la proportionnalité de la sanction disciplinaire en matière d’entrave au travail du syndic d’un ordre professionnel.

Contexte

Le 23 août 2017, Danielle Serra, médecin (ci-après « Serra »), enregistre un plaidoyer de culpabilité à l’égard de deux plaintes déposées contre elle par le syndic du Collège des médecins lui reprochant notamment d’avoir négligé de répondre aux demandes émanant du bureau du syndic de l’Ordre (premier dossier) et d’avoir entravé l’enquête à son sujet portant sur des allégations d’irrégularités importantes dans le dossier d’un patient (deuxième dossier), le tout contrairement aux articles 114 et 122 du Code des professions ainsi qu’aux articles 118 et 120 du Code de déontologie des médecins.

Le Conseil de discipline du Collège des médecins (ci-après le « Conseil ») condamne alors Serra à des périodes de radiation temporaire concurrentes de six mois ainsi que des amendes de 2 500 $ par chef dans le premier dossier et à une période de radiation temporaire concurrente de vingt-quatre mois dans le deuxième.

De ce fait, le Conseil se démarque de la fourchette des sanctions en matière d’entrave au travail du syndic et justifie sa décision par l’évolution récente de ces sanctions et leur sévérité.

Notons que préalablement à la décision sur le fond, le Conseil ordonne la radiation provisoire de Serra du Tableau de son Ordre pour une période d’environ quinze mois.

Serra porte en appel la décision du Conseil devant le Tribunal des professions (ci-après le « Tribunal »). Essentiellement, elle allègue que le Conseil s’est écarté sans raison des sanctions habituellement imposées en matière d’entrave au travail du syndic et qu’il leur a donné un caractère purement punitif. Elle demande que les radiations temporaires soient réduites à deux mois dans le premier dossier et à quatre mois concurrents dans le deuxième.

Pour sa part, le syndic du Collège des médecins prétend que les sanctions imposées sont justes, motivées et ne contiennent aucune erreur de principe.

Analyse

Le pouvoir d’intervention en matière d’appel sur sanction

Tout d’abord, le Tribunal rappelle que le cadre très limité du pouvoir d’intervention en matière d’appel sur sanction s’applique au Tribunal des professions[1]. Ce cadre, qui été énoncé par la Cour suprême dans les arrêts Lacasse[2]et Friesen[3], établit que seules les erreurs de principe qui ont eu une incidence sur la détermination de la sanction requièrent l’intervention du Tribunal des professions en appel d’une décision disciplinaire.

Les objectifs de la sanction disciplinaire

D’entrée de jeu, le Tribunal souligne la disproportion entre les gestes posés par Serra et les sanctions imposées par le Conseil.

Rappelant que les fourchettes de sanctions ne sont que des guides et non des carcans, le Tribunal précise que le conseil de discipline qui décide de s’en démarquer de manière importante a l’obligation de justifier son choix et les raisons pour lesquelles les fourchettes de sanctions ne sont pas appropriées en l’espèce.

En fait, le Tribunal évoque le principe jurisprudentiel établissant que la sanction disciplinaire n’a pas pour objectif de punir le professionnel, mais plutôt de protéger le public et de dissuader le comportement fautif du professionnel. Le Tribunal s’exprime alors en ces termes[4] :

« Ainsi, ce qui doit guider une instance disciplinaire lors de l’imposition de la sanction est le principe de l’individualisation et de la proportionnalité. Un conseil de discipline ne sanctionne pas d’abord une faute déontologique, mais plutôt un professionnel ayant contrevenu à certaines règles en posant certains gestes précis. 

Les objectifs de la sanction disciplinaire sont énoncés au paragraphe 38 de l’arrêt Pigeon c. Daigneault, soit « au premier chef la protection du public, puis la dissuasion du professionnel de récidiver, l’exemplarité à l’égard des autres membres de la profession qui pourraient être tentés de poser des gestes semblables et enfin, le droit par le professionnel visé d’exercer sa profession » et ils s’inscrivent dans l’esprit de cette règle fondamentale de l’individualisation et de la proportionnalité. Le but visé par la sanction disciplinaire est la protection du public et pour l’atteindre, les conseils de discipline doivent trouver un juste équilibre entre tous ces objectifs, en insistant à l’occasion sur l’un ou l’autre en relation avec le cas particulier, mais pas au détriment des autres objectifs. »

L’importance du devoir de collaboration du professionnel et l’évolution des sanctions en matière d’entrave

L’entrave au travail du syndic est une infraction déontologique grave[5]. À cet effet, le Tribunal précise que le devoir de collaboration du professionnel est « essentiel au bon fonctionnement du système professionnel mis en place par le Code des professions »[6]. D’ailleurs, le comportement de Serra est, selon le Tribunal, tout à fait incompréhensible et inexcusable.

Cela étant dit, le Tribunal souligne que Serra a payé au prix fort son laxisme envers les demandes du syndic vu sa radiation provisoire de plus de 15 mois.

L’évolution des sanctions en matière d’entrave durant les dernières années est indéniable[7]. Le Tribunal explique qu’antérieurement, pour une première infraction d’entrave, la sanction consistait généralement dans une réprimande ou une amende. Toutefois, de plus en plus de conseils de discipline imposent des périodes de radiation temporaire pouvant varier d’un à cinq mois et ce n’est que dans des cas exceptionnels que les conseils de discipline imposeront des périodes de radiation temporaire pouvant varier de plusieurs années à la radiation permanente.

Décision

Même en considérant l’évolution récente des sanctions en matière d’entrave au travail du syndic, le Tribunal conclut que les sanctions imposées à Serra sont manifestement non indiquées, c’est-à-dire qu’elles vont au‑delà de la nouvelle fourchette de sanctions. De plus, de l’avis du Tribunal, la présente affaire n’a aucun point commun avec les dossiers où ont été imposées des radiations temporaires de plusieurs années.

En effet, le Tribunal établit que le Conseil a commis des erreurs de principe dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ayant eu une incidence sur la détermination des sanctions en ces termes[8] :

« Les fourchettes jurisprudentielles qui ont été présentées au Conseil démontrent que pour des affaires similaires et même plus graves, les sanctions vont de périodes de radiation variant entre un et cinq mois., le Tribunal a considéré que le Conseil a commis une erreur de principe en s’écartant de façon importante et sans justification valable de la fourchette des sanctions en matière d’entrave, rendant ainsi des sanctions manifestement non indiquées et le Conseil ne se fonde sur aucun raisonnement particulier pour expliquer un tel écart qu’il applique aux sanctions, et plus spécifiquement dans le dossier 064.

En l’espèce, il n’y avait pas lieu pour le Conseil d’aller au‑delà de cette nouvelle fourchette de sanctions, sans explication aucune, et ce faisant, imposer des sanctions manifestement non indiquées. »

Par ailleurs, le Tribunal signale les erreurs commises par le Conseil dans l’évaluation des facteurs aggravants et atténuants dans le cadre de cette affaire. Plus particulièrement, le Tribunal décide que le Conseil a erré :

  • en retenant un antécédent disciplinaire de Serra n’ayant aucun lien ni pertinence avec la présente affaire et datant de 20 ans ;
  • en déterminant le risque de récidive sur la base d’événements passés, sans évaluer les impacts du processus disciplinaire sur la professionnelle avec les éléments soumis pour corriger son comportement fautif ; et
  • en considérant l’absence de Serra à l’audience de la radiation provisoire comme facteur aggravant alors que la preuve révèle que celle-ci a pris certains moyens pour se réhabiliter pendant cette période de radiation. 

Finalement, vu le caractère disproportionné et injustifié des sanctions imposées par le Conseil, et considérant les facteurs atténuants dont bénéficie Serra, le Tribunal accueille l’appel et conclut que les sanctions appropriées en l’espèce sont une période de radiation temporaire de deux mois par chef dans le premier dossier et de quatre mois dans le deuxième à être purgées de façon concurrente.

En définitive, le Tribunal déclare que ces sanctions ont déjà été purgées vu la période de radiation provisoire de plus de 15 mois subie par Serra.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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