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Carole-Anne Emond
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09 Nov 2021

Le retour des beaux jours de la clause de limitation de responsabilité?

Par Carole-Anne Emond, avocate

Pour plusieurs, la Cour suprême a créé un émoi le 15 octobre dernier, alors que par un banc unanime, elle a renversé le banc unanime de la Cour d’appel dans l’affaire 636222 Canada inc. c. Prelco inc., 2021 CSC 39 et, du même coup, la position prise par le juge de première instance.

La Cour d’appel avait dans cette affaire consacrée clairement l’application de la théorie du manquement à une obligation essentielle en droit québécois, et l’avait appliquée à un contrat de gré à gré, entre deux parties avisées.

Selon cette théorie, une clause de limitation ou d’exonération de responsabilité ne peut être invoquée par une partie ayant commis une faute contractuelle, si cette faute se rapporte à une obligation essentielle du contrat. En présence d’une telle faute, la clause de limitation ou d’exonération de responsabilité est déclarée inopérante. Selon la Cour d’appel et le courant jurisprudentiel l’ayant précédé, cette théorie d’origine prétorienne trouverait application même dans les cas où il n’est pas question de faute lourde ou intentionnelle, ni de dommages corporels[1], et lorsque le contrat n’est ni d’adhésion, ni de consommation[2].

L’arrêt de la Cour d’appel en 2019 avait fait couler beaucoup d’encre étant donné l’incidence de cette décision dans le monde de la rédaction contractuelle et du litige contractuel et, plus fondamentalement, dans l’établissement de stratégies d’allocation de risques dans le milieu des affaires.

Contexte

Prelco inc. (« Prelco »), une entreprise manufacturière œuvrant dans la fabrication et transformation du verre, retient les services de 636222 Canada inc. (« Créatech »), un cabinet de services-conseils, afin d’améliorer son processus de fonctionnement de son volet service à la clientèle. Créatech soumet un projet de contrat pour commentaires à Prelco qui ne demandera aucune modification aux conditions générales proposées. Ce contrat contient notamment une clause d’exonération de responsabilité en ce qui a trait aux pertes de profits et une clause de limitation de responsabilité pour les autres dommages.

Créatech commet plusieurs erreurs lors de l’implantation du système informatique proposé et, à la suite de ces problèmes récurrents, Prelco met fin à sa relation contractuelle pour cause et fait exécuter le reste des travaux par un concurrent de Créatech, Irisco. Prelco entreprend une action en dommages-intérêts afin d’obtenir le remboursement d’un trop-payé, des frais engagés pour rétablir le système, et des réclamations des clients ainsi que des pertes de profits.

En première instance, le juge conclut que Créatech a commis une faute simple et qualifie le contrat de gré à gré (par opposition à un contrat d’adhésion). Néanmoins, le juge tranche que les clauses d’exonération et de limitation de responsabilité sont inopérantes en l’espèce, car Créatech a manqué à son obligation essentielle soit de « bien identifier et proposer un logiciel de gestion et une méthode de développement qui soit appropriée à la situation de Prelco de façon à ce que le système de gestion intégré soit pleinement opérationnel ».

La Cour d’appel confirme la décision de première instance et consacre explicitement l’application de la théorie du manquement à une obligation essentielle.

Décision

La Cour suprême rejette l’application de la théorie de l’obligation essentielle en droit québécois, lui réservant un sort similaire à sa cousine de common law, la théorie de l’inexécution fondamentale (« fundamental breach »)[3].

La Cour suprême écarte les deux fondements sur lesquels repose la théorie du manquement à une obligation essentielle, soient d’une part, le fait qu’une clause permettant de limiter sa responsabilité suite à un manquement à une obligation essentielle violerait l’ordre public, et d’autres parts, que la validité d’une telle clause affecterait la cause de l’obligation.

A) L’ordre public

La Cour rappelle tout d’abord la validité de principe des clauses de limitations de responsabilité, laquelle repose sur l’autonomie de la volonté et la liberté contractuelle. La Cour constate que cette validité est d’ailleurs implicitement reconnue par le libellé de l’article 1474 C.c.Q.

La Cour note que le législateur est intervenu aux articles 1474 C.c.Q. et 1437 C.c.Q. pour établir des limites d’ordre public, respectivement de direction et de protection. La Cour mentionne également l’intervention du législateur en ce qui concerne certains contrats nommés (notamment, en ce qui a trait au louage résidentiel, au contrat de vente et du transport maritime). Pour chacune de ces dispositions, la limitation à la liberté contractuelle est justifiée par la nécessité de protéger la partie économiquement faible ou désavantagée.

La Cour retient que le Code civil ne contient aucune règle qui relèverait de l’ordre public « formel » qui s’applique au cas de Créatech et de Prelco. Elle souligne d’ailleurs que « [l]’économie du Code signale […] une mise en œuvre réfléchie d’un équilibre entre la notion d’ordre public et le principe de la liberté contractuelle consacrée par le législateur »[4].

La Cour rejette également l’argument de l’existence d’un « tempérament nouveau », ou d’une règle d’ordre public dite « virtuelle » qui serait issue des tribunaux.

De plus, la consécration d’un tel tempérament n’est pas nécessairement souhaitable :

«    Mentionnons par ailleurs, que s’il en était autrement, c’est-à-dire si la clause de non-responsabilité ne produisait ses effets qu’à l’égard de l’obligation accessoire, l’utilité commerciale et sociale d’exclure ou de limiter sa responsabilité dans les contrats librement négociés se trouverait compromise. Envisagées du point de vue de la gestion des risques, les clauses de non-responsabilité prennent tout leur sens au regard de l’obligation principale à exécuter. »[5]

Finalement, la Cour n’est pas convaincue à la lecture de la jurisprudence et la doctrine servant d’appui à la Cour d’appel que l’application généralisée de la théorie du manquement à une obligation essentielle est une tendance significative.

B) La cause de l’obligation

Selon la Cour, il est loin d’être certain qu’une clause d’exonération ou de limitation de responsabilité puisse affecter la cause de l’obligation. Hormis les cas extrêmes, soit en présence de clauses de non-recours qui « suppriment ou excluent toutes les obligations du débiteur et, ce faisant, privent l’obligation corrélative de sa cause » ou encore dans les situations où la contreprestation est négligeable ou dérisoire[6]  (pour lesquelles la Cour ne se prononce pas), une clause ne devient pas inopérante simplement « parce qu’elle consacre un déséquilibre des prestations »[7]. Permettre une application générale de la théorie du manquement à une obligation essentielle, ou encore, la faire dépendre de la valeur de la contre-prestation reviendrait à « introduire de ce fait, de manière détournée, le concept de lésion que le Code délimite étroitement »[8].

En ce qui a trait à la clause d’exonération et de limitation de responsabilité invoquée par Créatech, bien qu’elle la qualifie de « sévère »[9], la Cour tranche qu’il ne s’agit pas d’une « clause de non-obligation qui ferait échec à la réciprocité des obligations »[10], car Créatech demeure tenue à certaines obligations envers Prelco.

Commentaire

Certains auraient souhaité que la Cour suprême précise ce qui est entendu par la dénomination « obligation essentielle », d’autant plus qu’elle semble admettre que la théorie du manquement à une obligation essentielle s’applique aux contrats d’adhésion par application de l’article 1427 C.c.Q.[11]. Dans le cas de l’affaire Créatech, la définition de l’obligation essentielle retenue est complexe et la Cour ne mentionne pas comment elle détermine quelles obligations peuvent être considérées essentielles par opposition à ce qui relèverait de l’accessoire. Ce sera toutefois partie remise pour l’étendue de l’application de cette théorie dans ce contexte.

On retient de l’arrêt Créatech le libéralisme contractuel quasi absolu mis de l’avant par la Cour suprême; en présence d’un contrat de gré à gré, négocié entre parties avisées, une clause d’exonération de responsabilité, même « sévère »[12], est en principe applicable aux manquements aux obligations dites essentielles. En effet,  bien qu’elle se soit tantôt retenue de commenter le cas de figure où la clause de limitation de responsabilité rendrait la contreprestation « négligeable ou dérisoire au point de pouvoir être considérée inexistante »[13], la Cour tranche plus tard que « même si nous reconnaissions, pour les besoins de la discussion, que le caractère dérisoire de la sanction permet de conclure en l’absence de cause, il ne serait même pas possible de soutenir que c’est le cas en l’espèce. En effet, la clause n’exclut pas toute sanction »[14]. Autrement dit, il semble que le montant de la limite de responsabilité pour dommages-intérêts ait peu ou pas d’incidence, pourvu que le créancier de la prestation ne soit pas empêché de recourir à d’autres types de sanctions ailleurs dans le contrat.

Cet arrêt permettra certainement aux praticiens de reprendre la pratique – devenue hésitante depuis quelques années – d’aménager un partage du risque dans les contrats commerciaux par le biais d’une clause de limitation de responsabilité.

Le texte intégral de la décision est disponible ici .


[1] 1474 C.c.Q.

[2] 1437 C.c.Q.

[3] Voir Tercon Contractors Ltd. c. Colombie-Britannique (Transports et Voirie), 2010 CSC 4.

[4] Par. 64.

[5] Par. 66.

[6] Voir Par. 82 à 86.

[7] Par. 100.

[8] Par. 86. Voir aussi par. 100.

[9] Par. 95.

[10] Par. 94

[11] Par. 38.

[12] Par. 95.

[13] Par. 82.

[14] Par. 99.

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