09 Mai 2022

La création de postes pour « fardeau de tâches » : une limitation aux pouvoirs de l’Arbitre

Par Jeremy van Doorn, avocat et Kim Parent, étudiante à l'université du Québec à Montréal

Dans l’affaire FIQ – Syndicat des professionnelles en soins de la santé de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal (FIQ – SPSSODIUM) c. Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal (CIUSSS), 2022 QCCA 234,la Cour d’appel se penche sur l’étendue de la compétence d’un arbitre de griefs en ce qui concerne la création de postes dans une unité d’accréditation qui est distincte de celle ayant déposé la plainte.

Contexte 

L’origine du litige provient d’une plainte de fardeau de tâches déposée par des infirmières et infirmières auxiliaires, membres du Syndicat des professionnelles en soins de santé de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal (ci-après « Syndicat »). Elles estiment être exposées à une surcharge de travail pendant leur quart de nuit[1]. Cette plainte déposée en février 2016 dénonce notamment le fait qu’elles manquent de temps pour faire le décompte des narcotiques et qu’elles ne sont pas rémunérées pour le temps supplémentaire effectué[2]. Après plusieurs rencontres et négociations supervisées par un Comité de soins, le Syndicat considère qu’il est impossible de parvenir à un règlement et demande la nomination d’une personne-ressource[3]. En juin 2017, cette dernière dépose son rapport dans lequel elle émet des recommandations à l’Employeur[4]. Toutefois celles-ci ne sont pas acceptées par l’Employeur et le litige est déféré en arbitrage[5].

Décisions des instances inférieures

La décision arbitrale

D’entrée de jeu, l’arbitre décide d’élargir sa compétence en interprétant de façon libérale le libellé de la plainte de fardeau de tâches qui renvoie strictement au « quart de nuit »[6]. Il prétend que l’intention des parties était manifestement de faire trancher l’arbitre sur la question de fardeau de tâches pour tous les quarts de travail puisque les travaux du Comité de soins et de la personne-ressource avaient porté sur l’ensemble de ceux-ci[7].

Par la suite, l’arbitre détermine s’il y avait l’existence d’un fardeau de tâches au moment où la personne-ressource a fait son enquête. En effet, il conclut à son existence. Le personnel était incapable, pendant un quart de travail, d’exécuter les tâches nécessaires afin de remplir leur devoir qui est d’apporter les soins appropriés aux résidents[8]. Ainsi, il se penche sur les recommandations faites par la personne-ressource pour régler cette situation de surcharge de travail. Parmi celles-ci figure l’embauche de PAB (préposés au bénéficiaires). Cependant, les PAB ne font pas partie de l’unité d’accréditation qui a déposé la plainte. De ce fait, l’arbitre s’interroge sur son pouvoir d’ordonner à l’Employeur l’embauche de ces derniers[9]. Il statue qu’il peut valablement rendre cette ordonnance puisque les parties n’ont pas évoqué préalablement que la personne-ressource excédait ses pouvoirs en faisant une telle recommandation[10].

Conséquemment, l’arbitre ordonne la création de postes d’infirmières et d’infirmières auxiliaires, ainsi que de PAB[11]. Il ordonne par le fait même des transformations de postes de PAB à temps partiel en postes à temps plein, ainsi que l’affichage de postes de PAB[12].

Pourvoi en contrôle judiciaire à la Cour supérieure 

Par l’entremise d’une demande de pourvoi en contrôle judiciaire, l’Employeur demande à la Cour supérieure de réviser la décision de l’Arbitre. Le juge décide qu’il n’était pas du ressort de l’arbitre de se prononcer sur le fardeau de tâches des infirmières et infirmières auxiliaires affectées aux quarts de jours et de soirs, et ce, en raison du libellé restrictif de la plainte qui ne fait mention que des salariées du quart de nuit[13]. Par ailleurs, il conclut que l’arbitre a commis une erreur déraisonnable en ordonnant à l’Employeur de créer des postes de PAB en s’appuyant uniquement sur le constat d’une déficience dans les soins offerts à la clientèle[14]. Il demeure cependant muet quant à la question de savoir si l’arbitre avait la compétence d’ordonner la création de postes de PAB. La partie syndicale porte en appel de la décision de la Cour supérieure.

Motifs de la Cour d’appel 

Première question : La décision de l’arbitre selon laquelle il était de son devoir de se pencher sur le problème de fardeau de tâches sur tous les quarts de travail était-elle raisonnable?[15]

La Cour d’appel tranche que le juge de la Cour supérieure a erronément décidé que la conclusion de l’Arbitre était déraisonnable. À cet égard, elle rappelle les principes de l’arrêt Vavilov[16] :

[52]           Ces indications plus substantielles, la Cour suprême se fait un devoir de le préciser, sont en ligne directe avec l’idée que le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de celle-ci aux issues possibles acceptables pouvant se justifier en regard des faits et du droit, des attributs qu’elle avait identifiés dans l’arrêt Dunsmuir dix années plus tôt et qui demeurent d’actualité[17].

Ainsi, en concluant que l’Arbitre avait uniquement compétence pour se prononcer sur le fardeau de tâches du quart de nuit, le juge n’a pas cherché à comprendre le raisonnement de l’Arbitre, soit le processus qui l’a mené à interpréter libéralement la plainte. De ce fait, il a appliqué la norme de décision correcte et non la norme de décision raisonnable[18].

La Cour d’appel en arrive à la conclusion que le raisonnement de l’Arbitre et le résultat auquel il parvient se tiennent[19]. Selon elle, l’Arbitre a tenu compte du fait que la plainte a été rédigée par un non-juriste faisant en sorte qu’elle devait être interprétée largement et que le comportement des parties laissait entendre que le fardeau de tâches à examiner ne devait pas seulement se faire sur le quart de nuit. Cette conclusion de l’Arbitre était raisonnable.

Deuxième question : L’employeur pouvait-il pour la première fois alléguer devant la Cour supérieure que l’Arbitre n’avait pas la compétence d’ordonner la création de postes de PAB?[20]

La Cour d’appel est en désaccord avec la prétention du Syndicat selon laquelle l’Employeur aurait omis de plaider devant l’Arbitre que ce dernier n’avait pas la compétence d’ordonner la création de postes de PAB. Elle conclut que l’Arbitre a nécessairement traité cette question puisqu’il s’est interrogé sur sa compétence à ordonner la création de postes de PAB et l’a effectivement ordonné[21].

Troisième question : l’Arbitre a-t-il rendu une décision déraisonnable en ordonnant la création de postes de PAB qui se trouvent dans une autre unité d’accréditation?[22]

D’abord, la Cour d’appel est d’avis que le juge n’a pas appliqué correctement la norme de la décision raisonnable en statuant que : « l’ordonnance de l’Arbitre repose essentiellement sur le constat d’une déficience dans les soins offerts à la clientèle par les PAB »[23]. Elle soutient cette conclusion comme suit:

« Il s’est livré, une fois de plus, à un contrôle de l’opportunité de la décision plutôt qu’à un contrôle de sa légalité. Au lieu de chercher à comprendre le fil du raisonnement de l’Arbitre, il s’est employé à examiner de novo la décision arbitrale »[24].

En effet, lors de son évaluation du fardeau de tâches, l’Arbitre a tenu compte de la déficience des soins offerts à la clientèle. De ce fait, il n’a pas commis d’erreur. Voici les arguments évoqués par la Cour d’appel :

[77]           Premièrement, l’Arbitre prend la peine de souligner que sa compétence est limitée par la convention collective et conséquemment, qu’il ne peut se prononcer sur l’ensemble des questions analysées par le Comité de soins et la personne-ressource[25].

[78]           Deuxièmement, l’Arbitre reprend certaines définitions de la notion de « fardeau de tâches » extraites de la jurisprudence arbitrale pour mieux aiguiller son analyse de l’existence d’un fardeau de tâches[26].

[79]           Troisièmement, la question de la suffisance des soins à la clientèle n’est pas sans pertinence pour analyser une situation de fardeau de tâches[27].

[80]           Quatrièmement, la détermination de l’existence ou non d’une situation de fardeau de tâches constitue une question de fait laissée à la discrétion de l’Arbitre[28].

Ensuite, la Cour d’appel devait se prononcer à savoir si l’Arbitre avait le pouvoir, afin de régler la question de fardeau de tâches, d’ordonner la création de postes de PAB, soit des salariés non visés par le certificat d’accréditation du Syndicat, et donc non visés par la convention collective signée entre l’Employeur et le Syndicat et non représentés à l’audience devant l’arbitre[29].

À cet égard, la Cour d’appel conclut que l’Arbitre était certes autorisé à ordonner la création de postes d’infirmières et d’infirmières auxiliaires, mais non pas d’exiger la création de postes de salariés visés par une unité d’accréditation différente. Autrement dit, il n’avait pas la compétence d’imposer à l’Employeur une obligation extrinsèque à la convention collective. À ce sujet, la Cour d’appel reprend l’argumentaire de l’Employeur et réitère que le pouvoir de l’Arbitre est balisé par la loi, soit par le Code du travail et par la convention collective intervenue entre les parties :

[106]      Le périmètre juridictionnel de l’Arbitre était limité à contrôler le respect des dispositions de la convention collective découlant de la plainte formulée par les salariées infirmières et infirmières auxiliaires au sujet du fardeau de leurs tâches. Si la personne-ressource était libre de formuler des recommandations dépassant le cadre de la plainte, l’Arbitre, quant à lui, ne pouvait les avaliser que dans les limites de sa propre compétence, encadrée par la loi (le C.t.) et la convention collective[30].

Par conséquent, la Cour d’appel annule les conclusions de la sentence arbitrale visant la création, la transformation et l’affichage de postes de PAB[31].

Conclusion 

En définitive, cette décision de la Cour d’appel vient préciser la portée des pouvoirs de l’Arbitre lorsqu’il doit ordonner la création de postes pour pallier un problème de fardeau de tâches. Ses pouvoirs sont encadrés par la loi et la convention collective ce qui ne lui permet pas d’ordonner la création de postes de salariés non visés par le certificat d’accréditation du Syndicat, contrairement à ce qui avait été statué dans quelques décisions antérieures.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] FIQ – Syndicat des professionnelles en soins de la santé de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal (FIQ – SPSSODIUM) c. Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal (CIUSSS), 2022 QCCA 234, par. 20.

[2] Id.

[3] Id., par. 22.

[4] Id., par. 24.

[5] Id.

[6] Id., par. 31.

[7] Id.

[8] Id., par. 33.

[9] Id., par. 35.

[10] Id.

[11] Id.

[12] Id.

[13] Id., par. 38.

[14] Id., par. 40.

[15] Id., par. 41.

[16] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

[17] FIQ – Syndicat des professionnelles en soins de la santé de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal (FIQ – SPSSODIUM) c. Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal (CIUSSS), 2022 QCCA 234, préc., note 1, par. 52.

[18] Id., par. 53 et 60.

[19] Id., par. 54.

[20] Id., par. 41.

[21] Id., par. 64.

[22] Id., par. 41.

[23] Id., par. 70.

[24] Id., par. 74.

[25] Id., par. 77.

[26] Id., par. 78.

[27] Id., par. 79.

[28] Id., par. 80.

[29] Id., par. 104.

[30] Id., par. 106.

[31] Id., par. 54.

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