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Julien Thibault
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05 Oct 2022

À l’intersection du droit du travail et de l’action collective : perturbations sur les chantiers de construction et responsabilité civile du syndicat

Par Julien Thibault, avocat

Dans l’arrêt FTQ-Construction c. N. Turenne Brique et pierre inc., 2022 QCCA 1014, la Cour d’appel du Québec se prononce sur la responsabilité de la FTQ-Construction quant aux perturbations et aux retards entraînés par des actions concertées sur plusieurs chantiers de construction, le tout à la suite des profonds changements engendrés par l’élimination du placement syndical dans l’industrie de la construction. Tout en concluant à l’existence d’une grève illégale, la Cour rappelle certains principes importants en matière de recouvrement de dommages en matière d’action collective.

Contexte

Les faits à l’origine de l’affaire remontent à plus de dix ans, soit au moment du dépôt du Projet de loi no 33[1] en octobre 2011. Avant cette date, la pratique du « placement syndical » était monnaie courante dans le secteur de la construction au Québec : les organisations syndicales proposaient elles-mêmes des listes de main-d’œuvre aux entrepreneurs désireux d’embaucher des travailleuses et travailleurs pour des projets. Depuis l’adoption de la Loi 30, le système de référence de main-d’œuvre est désormais centralisé et géré par la Commission de la construction du Québec (la CCQ).

Vers la fin du mois d’octobre 2011, dans la foulée du dépôt du projet de loi susmentionné, plusieurs chantiers de construction ont été le théâtre d’arrêts de travail concertés, forçant leur fermeture totale ou partielle. À l’origine de ces perturbations, une campagne menée notamment par la FTQ-Construction, la centrale syndicale la plus importante du secteur, se situe au cœur du litige. En effet, à la suite des événements d’octobre 2011, une action collective a été entreprise par un groupe d’entrepreneurs et de travailleurs afin d’obtenir compensation pour les dommages subis en raison de la grève illégale menée dans le cadre de la contestation du projet de loi.

En première instance, la Cour supérieure a accueilli l’action collective à l’encontre de la FTQ-Construction, condamné cette dernière au paiement de dommages compensatoires de près de 10 millions de dollars aux membres du groupe, ordonnant du même coup le recouvrement collectif de ceux-ci. Elle a également réservé sa compétence pour déterminer le quantum d’autres sommes dues aux membres du groupe, notamment la perte de profits subies ainsi que des dommages moraux, refusant toutefois d’octroyer des sommes à titre de dommages punitifs.

L’analyse

Les parties saisissent toutes deux la Cour d’appel de leurs moyens d’appels principaux et incidents. Pour sa part, la FTQ-Construction cherche à obtenir le rejet pur et simple de l’action collective intentée contre elle, ou subsidiairement, le recouvrement individuel des dommages compensatoires octroyés par la Cour supérieure et le rejet des autres chefs de dommages réclamés. De son côté, le représentant du groupe, l’entreprise N. Turenne Brique et pierre (ci-après « N. Turenne »), demande à la Cour d’appel de doubler les dommages compensatoires ainsi que de condamner la FTQ-Construction à des dommages punitifs de 500 000 $ par jour de grève.

Sous la plume de la juge France Thibault, la Cour d’appel décortique le litige en six (6) questions qu’elle identifie ainsi :

  1. Les arrêts de travail survenus en octobre 2011 constituaient-ils véritablement une grève au sens du Code du travail[2] ?
  2. Ces arrêts de travail étaient-ils protégés par la liberté d’expression ?
  3. La FTQ-Construction a-t-elle commis une faute d’action et/ou une faute d’omission en ne prenant pas les moyens pour faire cesser les perturbations, et le cas échéant, quelle incidence cela a-t-il quant au quantum de la condamnation aux dommages ?
  4. Le juge de première instance a-t-il commis une erreur révisable en ordonnant le recouvrement collectif des dommages compensatoires reliés aux salaires ?
  5. Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en ordonnant le recouvrement individuel des dommages moraux et des dommages pour perte de profits et coûts additionnels ?
  6. Le juge de première instance aurait-il dû condamner la FTQ-Construction à des dommages punitifs, tel que requis par les intimés ?

Quant à la première question, soit de savoir si les ralentissements et les fermetures partielles de chantiers constituaient dans leur ensemble une grève au sens du Code du travail, la Cour d’appel rappelle les éléments constitutifs de la définition tels que développés par la doctrine et la jurisprudence en la matière :

« [24] Le juge de première instance estime que les arrêts de travail survenus en octobre 2011 sur les chantiers de construction du Québec constituent une grève. Il s’appuie sur la définition de « grève » contenue à l’article 1(g) du Code du travail, sur la jurisprudence classique en la matière et sur la doctrine pour conclure que la grève comporte quatre éléments constitutifs : (i) une cessation de travail; (ii) concertée; (iii) par un groupe de salariés; (iv) dans le but de satisfaire une revendication professionnelle. »[3]

La Cour d’appel rejette l’argument présenté par la FTQ-Construction, selon lequel les actions concertées des travailleurs avaient pour but de faire fléchir le législateur québécois et non à protéger des conditions de travail. Elle conclut donc que ces perturbations constituaient une grève illégale au sens du Code du travail :

« [33] Le juge n’a pas commis d’erreur non plus en décidant que l’élément « revendication professionnelle » était satisfait. La proposition de l’appelante selon laquelle une telle revendication est limitée à celle qui vise à contraindre un « employeur » d’accepter des demandes syndicales est trop limitative, notamment dans le contexte d’une participation active de l’État dans les relations de travail de ce secteur d’activité. L’extrait suivant de l’ouvrage de l’auteur Robert P. Gagnon, qui s’appuie sur la jurisprudence de la Cour suprême, est des plus éclairants. L’auteur rappelle que la définition légale de la grève ignore sa finalité et que même la grève de sympathie ou la grève politique – qui ne visent pas nécessairement à contraindre un employeur d’accepter des demandes syndicales – constitue une grève et qu’elle est interdite, sauf aux conditions temporelles et procédurales prescrites par la loi […] »[4]

(Soulignements ajoutés)

Puis, la Cour d’appel arrive à la conclusion que les perturbations ayant mené aux arrêts de travail sur les chantiers ne bénéficient pas de la protection de la liberté d’expression. En effet, la Cour d’appel faisant référence à l’affaire Fraternité des policiers et policières de Montréal c. Faucher[5], rappelle que dans le cas d’une grève qui s’inscrit hors des paramètres temporels prévus par le Code du travail, la liberté d’expression n’est d’aucun secours aux grévistes compte tenu du caractère illégal de l’arrêt de travail (par. 41).

Par la suite, la Cour d’appel avalise le raisonnement du juge de première instance quant à la « faute d’omission » commise par la FTQ-Construction dans le cadre du mouvement de contestation de la Loi 30. En effet, elle conclut que la FTQ-Construction « aurait dû réagir promptement […] en donnant un mot d’ordre de retour au travail à ses membres, comme elle l’a fait de façon efficace en fin de journée le 25 octobre »[6]. La preuve au dossier avait révélé que le mouvement de contestation s’était intensifié entre le 21 et le 25 octobre 2011. En revanche, la Cour d’appel refuse d’assimiler le comportement de la FTQ-Construction à une faute d’action de sa part et rejette donc la demande de l’intimé N. Turenne de doubler les dommages à être payés pour compenser les pertes subies au cours des journées de grève illégale :

« [52] Faut-il le rappeler, l’appelante est une organisation qui agit par l’intermédiaire d’une assemblée de représentants. Elle était certes au courant de la décision et des agissements de ses membres, elle en a d’ailleurs pris acte dans un communiqué sans toutefois les commenter. Cependant, l’appelante ne peut être associée, d’aucune façon, à un mot d’ordre ou à une autre forme d’incitation à l’endroit de ses membres pour les forcer ou les encourager à quitter les chantiers de construction et à faire la grève.

[53] La location de salles mises à la disposition des travailleurs qui ont quitté leur travail les a certes aidés à se regrouper, mais aucune preuve directe ou par présomption n’a permis de conclure que cet élément a joué un rôle quant à la décision des travailleurs de faire une grève illégale. »[7]

(Soulignements ajoutés)

En ce qui a trait au recouvrement collectif des dommages liés aux pertes subies par les membres du groupe, la Cour d’appel souligne que le recouvrement collectif demeure la règle en matière d’action collective, pourvu que « la preuve établi[sse] de façon suffisamment exacte le montant total des réclamations des membres »[8]. De fait, la Cour questionne la méthodologie retenue par l’expertise sur laquelle se base le jugement de première instance pour la simple et bonne raison qu’elle fait fi du fait que ce ne sont pas tous les travailleurs qui ont participé à la grève illégale[9]. De fait, la FTQ-Construction ne peut être condamnée à rembourser le salaire des travailleurs qui ont participé à la grève illégale et la preuve au dossier ne justifiait pas l’ordonnance de recouvrement collectif, mais plutôt le recouvrement individuel des dommages :

« [80] Il ressort de ce qui précède que les perturbations sur les chantiers de construction en octobre 2011 ont certes entraîné des pertes. L’appelante est responsable du salaire dont ont été privés les travailleurs qui ont été forcés de quitter les chantiers, qui se sont vu refuser l’accès aux chantiers et qui ont été privés sans droit de fournir leur prestation de travail le 25 octobre. Elle n’a cependant pas à rembourser le salaire des travailleurs qui ont participé à une grève illégale. De la même façon, l’appelante est responsable des dommages subis par les employeurs qui ont versé du salaire à leurs travailleurs le 25 octobre sans recevoir en contrepartie la prestation de travail à laquelle ils avaient droit. »[10]

Par ailleurs, la Cour d’appel réitère les principes dégagés par l’arrêt Bou Malhab[11] de la Cour suprême, dans lequel le plus haut tribunal du pays statuait qu’un préjudice personnel commun à l’ensemble du groupe devait être prouvé afin de justifier l’octroi de dommages moraux dans le cadre d’une action collective. Dans le cas qui nous occupe, la Cour d’appel conclut à l’absence de preuve à cet égard et annule les conclusions du juge de première instance s’y rapportant :

« [90] […] La Cour a invité les intimés à pointer dans les notes sténographiques la preuve d’un préjudice moral. Cet exercice a permis de confirmer que la preuve est muette sur cet élément. Les travailleurs entendus ont certes décrit les circonstances dans lesquelles ils ont été obligés de quitter leur travail et confirmé que certains d’entre eux ont été victimes d’intimidation, mais personne n’a établi que cela avait causé chez eux un préjudice moral. »[12]

Finalement, la Cour d’appel rejette également la demande de condamnation à des dommages punitifs, estimant que l’atteinte alléguée aux droits fondamentaux protégés par les articles 1 (droit à la vie, à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté) et 6 (droit à la jouissance paisible et à la libre disposition des biens) de la Charte des droits et libertés de la personne[13] n’est également pas soutenue par la preuve. La Cour accueille donc l’appel principal en partie et rejette l’appel incident dans sa totalité.

Commentaire

Cette décision rappelle qu’un syndicat devrait rapidement prendre les mesures nécessaires afin de faire cesser un débrayage illégal, sous peine d’être condamné à payer des dommages en raison d’une éventuelle omission. Elle illustre également la complexité éventuelle d’établir un préjudice commun à l’ensemble des membres d’un groupe concerné par une action collective et l’importance de retenir une base factuelle objective afin d’arriver à justifier le recouvrement collectif de dommages compensatoires.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


Le texte intégral de la Loi éliminant le placement syndical et visant l’amélioration du fonctionnement de l’industrie de la construction est disponible ici.

Le texte intégral du Code du travail est disponible ici.

Le texte intégral de la Charte des droits et libertés de la personne est disponible ici.


[1] Loi éliminant le placement syndical et visant l’amélioration du fonctionnement de l’industrie de la construction, L.Q. 2011, c. 30 (ci-après la « Loi 30 »)

[2] RLRQ, c. C-27.

[3] FTQ-Construction c. N. Turenne Brique et pierre inc., 2022 QCCA 1014, par. 24.

[4] Id., par. 33.

[5] Fraternité des policiers et policières de Montréal c. Faucher, 2016 QCCS 3552, par. 37-45 (requête pour permission d’appeler rejetée, 28 septembre 2016, 2016 QCCA 1570)

[6] 2022 QCCA 1014, préc., note 3, par. 46.

[7] Id., par. 52-53.

[8] Id.., par. 57.

[9] Id., par. 75.

[10] Id., par. 80.

[11] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9.

[12] 2022 QCCA 1014, préc., note 3, par. 90.

[13] RLRQ, c. C-12 (ci-après la « Charte québécoise »). En première instance, N. Turenne soutenait que les travailleurs membres du groupe avaient été privés de salaire et les entrepreneurs membres du groupe, de la prestation de travail des salariés ayant été touchés par la grève illégale, le tout en violation de l’article 6 de la Charte québécoise.

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