Un juge peut-il modifier fondamentalement les règles d’un interrogatoire préalable à l’instruction dans le cadre d’une action collective?
Par Antoine Duranleau-Hendrickx, avocat
Dans le cadre de l’action collective intentée au nom des victimes d’abus sexuels, physiques et psychologiques qui seraient survenus à l’institution du Mont D’Youville, les Sœurs de la Charité de Québec et le CIUSSS de la Capitale-Nationale ont chacun déposé une demande, fondée sur l’art. 587 C.p.c., visant à obtenir la permission d’interroger au préalable 36 membres du groupe. Le juge de première instance a fait droit en partie à ces demandes. Le juge a notamment accueilli la demande du demandeur de pouvoir déposer lui-même les transcriptions des interrogatoires, advenant que les Sœurs de la Charité ou le CIUSSS choisissent de ne pas le faire. C’est cette conclusion qui est visée par la décision Soeurs de la Charité de Québec c. D.L., 2023 QCCA 168.
Contexte
Depuis 1925, la congrégation religieuse féminine connue sous le nom des Sœurs de la Charité de Québec gère un « orphelinat » situé à Beauport, le Mont d’Youville. Plus de 600 religieuses ont travaillé au Mont d’Youville, auprès des « orphelins » de la région de Québec.
En 2020, une Demande d’autorisation d’exercer une action collective est autorisée par l’Honorable Étienne Parent, j.c.s. pour le compte des victimes d’abus sexuels, physiques et psychologiques subies au Mont d’Youville. La période s’étend de 1925 à 1996. À cette date, près de 500 personnes se sont inscrites à l’action collective. À la suite du jugement d’autorisation, les parties font valoir leurs moyens préliminaires. Un de ces moyens est l’interrogatoire au préalable du représentant et des témoins figurant à la Demande introductive d’instance.
Le juge Parent autorise, conformément à l’article 587 C.p.c., l’interrogatoire au préalable de certains témoins figurant à la Demande introductive d’instance[1]. Le juge Parent établi des modalités et des sujets spécifiques et contextualisés à la nature du dossier. Finalement, le juge Parent décide que :
[50] DÉCLARE que toute partie peut produire dans son ensemble, à l’exclusion d’extraits, un interrogatoire tenu en exécution du présent jugement, sous réserve des obligations de confidentialité en ce qui concerne le maintien de l’anonymat des membres interrogés.
C’est précisément cette conclusion du juge qui est portée en appel par les Sœurs de la Charité. La permission d’appeler est accordée par la juge Geneviève Cotnam j.c.a. le 22 juillet 2022[2].
Décision
La formation de la Cour d’appel, composée des juges Ruel, Lavallée et Kalichman, approuve tout d’abord l’attention accordée par le juge Parent du contexte particulier de l’affaire et de la vulnérabilité des témoins qui seront interrogés[3]. Toutefois, elle reconnaît que le juge Parent a commis une erreur de droit dans son exercice discrétionnaire de fixer des modalités à l’interrogatoire au préalable. La Cour d’appel mentionne que malgré le contexte d’action collective où, hormis le représentant, il faut une permission pour interroger au préalable des témoins, les dispositions générales du C.p.c.s’appliquent[4]. La Cour d’appel fait référence aux articles 141 et 227 du C.p.c. La procédure ordinaire en matière d’interrogatoire au préalable est que la partie qui interroge décide du dépôt ou non des transcriptions au dossier. La question étant de savoir si l’article 587 C.p.c. permet à un juge de déroger à cette règle.
La Cour d’appel reconnaît que l’article 587 C.p.c. permet de limiter la possibilité d’interroger des membres du groupe de l’action collective[5]. Mais elle conclut que ce même article ne permet de déroger à la procédure ordinaire de dépôt des transcriptions par la partie qui interroger[6]. La nature exploratoire de l’interrogatoire au préalable n’est pas changée[7]. La Cour conclut que le juge assigné à une action collective peut moduler un interrogatoire au préalable. Mais le fait d’interférer avec le contrôle et l’usage des transcriptions, tel que prévu par le législateur, porte atteinte au caractère exploratoire de l’interrogatoire au préalable[8].
Compte tenu de la grande déférence qui doit être accordée à un juge assigné à une action collective, la Cour d’appel considère plus approprié de renvoyer le dossier en Cour supérieure.
Commentaire
Par cette décision, la Cour d’appel confirme le caractère exploratoire de l’interrogatoire au préalable. Et ce, même en contexte d’action collective où le législateur a prévu des dispositions spécifiques au C.p.c. La Cour d’appel reconnaît tout de même l’exercice d’équilibre que doivent faire les juges assignés dans des actions collectives pour agressions sexuelles entre la vulnérabilité des témoins et les droits des parties défenderesses. À cet égard, la conclusion de renvoyer le dossier en Cour supérieure témoigne du souci de marge de manœuvre à laisser aux juges assignés à ce genre de dossier.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] D.L. c. Soeurs de la Charité de Québec, 2022 QCCS 2424.
[2] Soeurs de la Charité de Québec c. D.L., 2022 QCCA 1007.
[3] Soeurs de la Charité de Québec c. D.L., 2023 QCCA 168, par. 12.
[4] Id., par. 16.
[5] Id., par. 18.
[6] Id., par. 19.
[7] Id., par. 21.
[8] Id., par. 23.
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