Ville de Gatineau c. Stinson : la résolution du conseil municipal accordant la dérogation mineure demeure
Par Sandra Joseph, avocate
Le 7 mars 2023, la Ville de Gatineau a obtenu gain de cause en appel dans un dossier d’urbanisme dont le jugement de première instance avait suscité beaucoup d’intérêt dans le milieu juridique municipal. Cette décision avait d’ailleurs fait l’objet d’un billet sur notre blogue en septembre 2021[1]. Dans Ville de Gatineau c. Stinson[2], la Cour d’appel infirme le jugement de première instance qui avait annulé la résolution du conseil municipal autorisant une dérogation mineure et avait ordonné la démolition de la maison faisant l’objet de ladite dérogation.
Contexte
En première instance, les propriétaires voisins de la résidence au cœur du litige ont formulé une demande à la Cour supérieure afin de faire annuler la résolution adoptée par le conseil municipal de la Ville de Gatineau autorisant une dérogation mineure relativement à l’implantation de la maison appartenant au propriétaire, M. Molla. Au terme de l’audience, le juge Déziel de la Cour supérieure a cassé ladite résolution et a également ordonné la démolition complète de la maison, et ce, aux frais de la Ville.
Selon le juge de première instance, la résolution a été adoptée illégalement, car son unique but était de pallier l’erreur de l’agent du département de l’urbanisme de la Ville, qui avait délivré le permis de construction de la maison[3]. Il reproche notamment aux officiers municipaux d’avoir privilégié la demande de dérogation mineure, sans prendre en considération les critères énoncés à l’article 145.4 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[4] (ci-après « LAU »), alors qu’ils auraient dû exiger l’arrêt des travaux. Par ailleurs, la Cour supérieure qualifie la demande de dérogation de majeure et conclut que la décision doit être annulée[5].
La Ville de Gatineau fonde son appel sur deux motifs : (1) le juge de première instance a erré dans son interprétation de l’article 145.4 LAU et en omettant de considérer une partie importante de la preuve soumise par la Ville, (2) le juge a commis une erreur dans l’application de la norme de contrôle lors de sa révision de la résolution adoptée par la Ville[6]. La Ville de Gatineau demande à la Cour d’appel d’exercer sa discrétion et d’annuler l’ordonnance de démolition de la maison visée par le recours.
Décision
L’article 145.4 LAU prévoit qu’une dérogation mineure « ne peut être accordée que si l’application a pour effet de causer un préjudice sérieux à la personne qui la demande […] »[7]. Elle ne peut pas non plus être accordée « si elle porte atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété »[8].
Selon l’interprétation du juge de première instance, les officiers municipaux doivent « s’assurer que la dérogation demandée cause un préjudice sérieux à la personne qui en fait la demande »[9].
Or, selon la Cour d’appel, cette interprétation est erronée :
« [47] La question que le juge devait se poser était plutôt de savoir si la preuve démontrait que l’application de la norme d’insertion était susceptible de causer un préjudice sérieux à M. Molla, et la réponse à cette question est clairement positive. M. Molla chiffre lui-même la valeur des travaux accomplis au 25 septembre 2013 entre 400 000 $ et 450 000 $, alors que la valeur totale des travaux inscrite sur la demande de permis de construction signée par lui était de 800 000 $. C’est d’ailleurs cette valeur qui a été́ retenue par le juge. Partant, il était inutile d’exiger des officiers municipaux qu’ils préparent une évaluation précise des impacts financiers qu’engendrerait la démolition de la construction avant d’opter pour le dépôt d’une demande de dérogation. »
Cette erreur d’interprétation est déterminante, car le juge de première instance base sa conclusion sur le fait que les officiers municipaux n’ont pas tenu compte de ce critère lors du dépôt de la demande de dérogation mineure. Qui plus est, l’obligation d’analyser les critères de l’article 145.4 LAU n’incombe pas aux officiers municipaux :
« [62] Il importe aussi de souligner que l’obligation de tenir compte des critères prévus dans la LAU incombe aux élus municipaux qui, en fin de compte, décident s’il y a lieu de l’accorder, et non aux officiers municipaux ni aux membres du CCU qui ne font que présenter leurs recommandations aux élus. »
La Cour d’appel est d’avis que la Cour supérieure a erré lorsqu’elle a omis de prendre en considération la preuve de la Ville qui illustre le contexte dans lequel la demande de dérogation mineure a été accordée. Dix mois séparent la recommandation du comité consultatif de l’urbanisme (ci-après le « CCU ») et la décision du conseil municipal qui autorise la dérogation mineure. Entre ces deux événements, des élections municipales ont été tenues, ce qui a mené à la formation d’un nouveau conseil municipal. Le juge de première instance commet ainsi une erreur lorsqu’il écarte cette partie de la preuve et affirme que le processus de décision du conseil municipal était vicié par les agissements des officiers municipaux et leurs présumées motivations[10].
Concernant la question de la norme de contrôle, la Cour d’appel rappelle que la norme applicable à la révision d’une décision administrative d’un conseil municipal est celle de la décision raisonnable. En l’espèce, la volonté du législateur est claire : c’est au conseil municipal que revient le mandat de déterminer, en suivant les critères établis dans la LAU, si elle accordera une dérogation mineure ou non. Or, le juge de première instance a visité le quartier où se trouve la maison au centre du litige afin de voir par lui-même en quoi consistait la dérogation demandée. Il en a alors conclu que la dérogation demandée n’était pas mineure, mais plutôt majeure. En agissant ainsi, le juge usurpe le rôle dévolu aux élus par le législateur et s’éloigne de l’évaluation de la décision selon la norme de la décision raisonnable.
Commentaire
Dans cet arrêt, la Cour d’appel définit les rôles et obligations des acteurs ayant agi dans ce dossier : employés municipaux, membres du CCU, conseil municipal. Cet exercice permet de mieux comprendre le processus décisionnel afférent aux demandes de dérogations mineures. Quant aux tribunaux, ils sont appelés à faire preuve de retenue judiciaire lorsqu’ils procèdent au contrôle judiciaire des décisions du conseil municipal.
Prenez note qu’au moment d’écrire ces lignes, le délai d’appel de cette décision n’est pas encore échu.
Le texte intégral de la décision est ici.
[1] Vous trouverez le texte du CRL ici.
[2] Ville de Gatineau c. Stinson, 2023 QCCA 306.
[3] Ibid, par. 28.
[4] RLRQ, c. A -19.1.
[5] Ville de Gatineau c. Stinson, préc., note 1, par. 32.
[6] Ibid., par. 33-41.
[7] Art. 145.4 LAU al. 2.
[8] Art. 145.4 LAU al. 2.
[9] Ville de Gatineau c. Stinson, préc., note 1, par. 46.
[10] Ibid., par. 70.
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