Semaine de la santé mentale : la décriminalisation de drogues vue comme un problème de santé publique et non comme un problème judiciaire
Par Anne-Geneviève Robert, avocate et Jadeli Scott, étudiante à l'Université de Montréal
Le 1er mai 2023 marque la 72e édition annuelle de la Semaine de la santé mentale. Pour le bureau national de l’Association canadienne pour la santé mentale (ACSM), il s’agit d’une occasion d’attirer l’attention sur les programmes communautaires de santé mentale et de démontrer l’importance de rendre les soins de santé mentale universels. Cette année, le thème porte sur « Mon histoire ». La campagne vise donc à ce que chaque histoire soit considérée unique et précieuse et que chaque personne puisse l’utiliser pour transmettre un message essentiel, soit que l’universalité des soins de santé mentale est importante et que nous devons l’assurer sans attendre[1]. À cette occasion, il est important de se rappeler que la stigmatisation et la criminalisation de l’usage de drogues sont des problèmes majeurs qui doivent être traités de front et à l’extérieur du système de justice criminelle. À cet effet, le projet de loi de la Colombie-Britannique (« C-B ») de décriminaliser certaines drogues figure parmi l’un des exemples concrets. Depuis le 31 janvier 2023, les adultes de 18 ans ou plus ne font plus l’objet d’accusations criminelles pour la possession de petites quantités de certaines drogues illégales (2.5g) à des fins de consommation personnelle. Ce projet pilote représente une exemption à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances[2] (« LRCDAS ») et a été accordé par Santé Canada. L’exemption sera en vigueur jusqu’au 31 janvier 2026.
Contexte
Le Canada fait face à une crise sans précédent liée à la toxicité des drogues. Entre janvier 2016 et septembre 2020, le pays rapportait 19 355 décès apparemment liés à une intoxication aux opioïdes signalés[3]. Pour endiguer cette crise, Santé Canada a mis sur pied le Groupe d’experts sur la consommation de substances (« Groupe ») afin de recevoir des conseils d’experts et leurs recommandations. Ce Groupe se composait notamment de spécialistes en dépendance et en santé mentale chez les Premières Nations, d’activistes communautaires, de psychiatres légistes spécialisés dans les dépendances et de divers intervenants en criminologie et toxicomanie luttant contre la stigmatisation et la discrimination face aux toxicomanes.
À la lumière du rapport du Groupe, cinq points essentiels formulaient leurs recommandations : (1) la stigmatisation, (2) les préjudices disproportionnés subis par les populations victimes d’inégalités structurelles, (3) les préjudices causés par le marché des drogues illicites, (4) le fardeau financier sur les systèmes de santé et de justice pénale et les affections sous-jacentes non traitées[4].
En réaction à ce problème beaucoup plus large dans la province, la C-B a donc décidé de soumettre une demande à la ministre fédérale de la Santé mentale et des Dépendances et ministre associée de la Santé, Carolyn Bennett, afin que la décriminalisation de certaines drogues voie le jour.
La ministre a alors décidé d’utiliser son pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 56 (1) de la LRCDAS[5].
C’est ainsi que le 31 mai 2022, la ministre fédérale a annoncé que pour une période de trois ans, soit du 31 janvier 2023 au 31 janvier 2026, les adultes de 18 ans ou plus de la province de la Colombie-Britannique pourront posséder à des fins personnelles de petites quantités de certaines drogues illégales. La province a qualifié cette exemption de « décriminalisation de la possession à des fins personnelles de drogues illicites »[6].
Rappelons-nous que la LRCDAS est l’une des lois fédérales sur le contrôle des drogues. Elle a un double objectif, soit d’une part de protéger la santé publique et d’autre part, de maintenir la sécurité publique. Notamment, une des parties de la LRCDAS confère au ministère le pouvoir d’accorder des exemptions à l’un ou plusieurs des articles de cette loi, si, de l’avis de la ministre, l’exemption est nécessaire à des fins médicales, scientifiques ou est autrement dans l’intérêt du public. C’est donc précisément ce qui est arrivé en l’espèce[7].
L’article 56 (1) de la LRCDAS se lit ainsi :
Exemption par le ministre
56 (1) S’il estime que des raisons d’intérêt public, notamment des raisons médicales ou scientifiques, le justifient, le ministre peut, aux conditions qu’il estime nécessaires, soustraire à l’application de tout ou partie de la présente loi ou de ses règlements toute personne ou catégorie de personnes, ou toute substance désignée ou tout précurseur, ou toute catégorie de ceux-ci.
Justification de l’exemption : crise des opioïdes
La réponse fédérale vise à entrevoir une approche plus globale afin de répondre à la consommation de substances et à la crise des surdoses. Elle vise notamment à offrir un soutien continu face à la criminalité, des traitements et de l’hébergement pour les personnes qui consomment des substances.
De cette manière, l’exemption est un outil supplémentaire offert à la C-B afin de pallier concrètement la crise des opioïdes[8].
Par conséquent, la décriminalisation vise à réduire la stigmatisation concernant la crise des opioïdes et à encourager les personnes consommant des drogues à rechercher des services et des soins vitaux[9]. La province met donc de l’avant que la consommation de substances est un problème de santé publique et non un problème criminel[10].
Tout en considérant le double objectif de la LRCDAS dans son évaluation pour accorder l’exemption, la ministre a pris en compte ce qui suit :
- Le champ d’application de l’exemption, y compris la définition de la possession à des fins personnelles et de la possession par des mineurs;
- Les consultations avec les principales populations, y compris des communautés autochtones, des personnes qui consomment des substances, les partenaires, les services de police et les intervenants;
- Des mesures pour détourner les personnes qui consomment des drogues du système de la justice pénale et les diriger vers les services socio-sanitaires;
- L’état de préparation et la capacité des systèmes de santé et des services sociaux;
- Le plan d’éducation du public et de communication;
- L’état de préparation des services de police, y compris l’élaboration d’une formation et de lignes directrices;
- Des considérations opérationnelles, par exemple en ce qui concerne la manière dont les principaux risques seront atténués;
- Le plan de surveillance et d’évaluation, en particulier en ce qui concerne l’incidence sur les populations plus susceptibles de méfaits liés à la consommation de substances[11].
L’exemption de la loi est notamment accordée en considérant de ce qui suit :
- Trop de vies ont été perdues en raison d’une surdose dans la province de la Colombie-Britannique. D’autres vies ont été altérées à jamais;
- Les méfaits associés à la consommation de substances constituent d’abord et avant tout un problème de santé et de société, qui doit être traité comme tel;
- La stigmatisation associée à la consommation de substances peut amener les gens à cacher leur consommation, à consommer de façon plus risquée et à les empêcher d’avoir accès à des services et à du soutien;
- Les communautés autochtones et racialisées ont été et sont touchées de manière disproportionnée par la crise des surdoses et sont surreprésentées dans le système de justice pénale;
- La LRCDAS a un double objectif : protéger la santé publique et maintenir la sécurité publique;
Description du projet de loi en C-B : champ d’application
Qui : Les adultes de 18 ans ou plus en Colombie-Britannique uniquement. Les jeunes de 12 à 17 ans sont toujours assujettis à la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents[12].
Quoi : Les adultes pourront posséder de petites quantités de drogues illicites pour leur consommation personnelle.
Plus précisément, ces personnes pourront être en possession d’une quantité maximale de 2.5g des drogues illicites suivantes : opioïdes – héroïnes, morphine et fentanyl, cocaïne – crack, cocaïne en poudre, méthamphétamine – meth, MDMA – ecstasy. Il s’agira d’une quantité cumulative, donc d’une combinaison des drogues illégales allant jusqu’à 2.5g.
De cette manière, les adultes ne seront pas arrêtés, inculpés ou mis en amende dans de tels cas. De même, leurs drogues ne seront pas saisies. Comme solutions, des renseignements sur les services de soutien en santé et les services sociaux, comme des services de traitement et de rétablissements locaux, seront offerts.
Comment : Plusieurs paliers d’intervention sont prévus, dont la création d’un solide plan de formation de la police en 2 phases : (1) un webinaire à suivre obligatoirement par tous les agents de la province pendant sa première phase et (2) une approche de la consommation axée sur la santé en fournissant de l’information au public[13] ainsi qu’une consultation des Premières Nations et des intervenants au sens large, dont :
- Les personnes qui consomment des drogues;
- Les services de police;
- Les communautés racisées et diversifiées;
- Les jeunes;
- Les associations d’amélioration commerciale;
- Les municipalités.
Le gouvernement prévoit également la poursuite de l’investissement dans l’éventail complet des services de soutien en santé mentale et en traitement de la consommation de substances, notamment les services de traitement et de rétablissement.
Le gouvernement provincial a d’ailleurs élaboré un plan de surveillance et d’évaluation rigoureux afin d’assurer le suivi de la décriminalisation. Ce plan est créé en partenariat avec les experts et les intervenants et s’appuie sur un ensemble d’indicateurs liés aux résultats associés à la justice pénale, à la santé et à la stigmatisation de la consommation de substances[14].
Quand : Du 31 janvier 2023 au 31 janvier 2026, dans la province de la C-B seulement.
Distinguer la décriminalisation de la légalisation
Les drogues demeurent illégales et ne sont pas réglementées. Elles ne pourront pas être vendues en magasin et le trafic de drogues demeure illégal. La possession simple ne sera tout simplement plus un crime à proprement parler lorsque les conditions d’application sont respectées.
Par ailleurs, aucune quantité de drogue ne peut être possédée dans les écoles primaires, secondaires et les garderies. Les politiques relatives à la consommation de drogues dans les milieux de travail demeurent en vigueur afin de protéger les enfants et les jeunes;
Également, la drogue sera interdite dans les aéroports ou autres points d’entrée et à la portée d’une personne conduisant un véhicule automobile ou une embarcation;
Ces drogues ne peuvent pas non plus être importées ou exportées, produites, faire l’objet d’un trafic ni être transportées en traversant une frontière nationale ou internationale. Par conséquent, les voyageurs qui quittent le pays ou y reviennent et les déplacements en provenance ou à destination de la C-B doivent respecter les règles aux frontières.
Dans toutes les autres provinces canadiennes et les autres territoires, les lois existantes relatives aux drogues illégales s’appliquent toujours.
Tenants et aboutissants d’une décriminalisation
Bien qu’il s’agisse d’une des actions entreprises par le gouvernement fédéral pour faire face à la crise des surdoses d’opioïdes, il reste du travail à faire afin de maintenir le plan de surveillance et d’évaluation.
En entretien à Radio-Canada le 31 janvier dernier, Louis Letellier de St-Just, avocat en droit de la santé et membre du conseil d’administration de l’Association des intervenants en dépendance du Québec, avait mentionné qu’en termes d’acquis, nous pouvons penser que ce projet de loi permet de concrétiser le respect des droits à la dignité, à la liberté et à la sécurité des personnes qui consomment des drogues.
En revanche, il considère qu’il serait important de jumeler ce projet de loi avec différentes approches afin de garantir le succès de ce projet pilote, notamment avec l’accès à des substances pharmaceutiques sures, donc un approvisionnement sécuritaire. Il renchérit en effet en mentionnant qu’avec la décriminalisation, nous n’attaquerons pas la qualité des substances dans la rue[15].
En somme, bien que le projet pilote sera en place pendant trois ans, il pourrait paraître irréaliste d’entrevoir l’éradication totale des problèmes de consommation des usagers. Au fil des années, il restera à savoir si l’exemption législative représentera la meilleure réponse afin d’atteindre l’objectif de traiter la crise des opioïdes comme une question de santé publique et conséquemment, moins comme un cas de justice criminelle.
[1] Association canadienne pour la santé mentale, « Semaine de la santé mentale », 1er au 7 mai 2023, en ligne : <https://www.mentalhealthweek.ca/fr/>.
[2] L.C. 1996, c. 19.
[3] Groupe d’experts sur la consommation de substances de Santé Canada, « Recommandations de solutions de rechange aux sanctions pénales pour possession simple de substances contrôlées » , Rapport, 6 mai 2021, en ligne : <https://www.drugpolicy.ca/fr/about/publication/recommandations-de-solutions-de-rechange-aux-sanctions-penales-pour-possession-simple-de-substances-controlees/>.
[4] Pour consulter le rapport complet, en ligne : <https://www.drugpolicy.ca/fr/about/publication/recommandations-de-solutions-de-rechange-aux-sanctions-penales-pour-possession-simple-de-substances-controlees/>.
[5] Panorama, « Projet pilote de décriminalisation : “un jalon important” », Radio-Canada, 31 janvier 2023, en ligne : <https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/panorama/segments/entrevue/430795/drogues-dures-decriminalisation-cb-droit-louis-letellier-de-st-just>.
[6] Gouvernement du Canada, « Exemption de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances : possession à des fins personnelles de petites quantités de certaines drogues illégales en Colombie-Britannique (du 31 janvier 2023 au 31 janvier 2026) », 2023, en ligne : <https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/preoccupations-liees-sante/substances-controlees-precurseurs-chimiques/politique-reglementation/documents-politique/exemption-possession-fins-personnelles-petites-quantites-certaines-drogues-illegales-colombie-britannique.html>.
[7] Ibid.
[8] Ibid.; voir aussi, Camille Bains – La Presse canadienne, « La Colombie-Britannique décriminalise les petites quantités de drogues illégales », Le Devoir, 31 janvier 2023, en ligne : <https://www.ledevoir.com/societe/sante/779943/la-colombie-britannique-decriminalise-les-petites-quantites-de-drogues-illegales>.
[9] Gouvernement de la Colombie-Britannique, « Décriminalisation de la consommation de drogues en Colombie-Britannique », 2023, en ligne : <https://www2.gov.bc.ca/gov/content/overdose/decriminalization/fr>.
[10] Gouvernement de la Colombie-Britannique, « Décriminalisation des personnes qui consomment des drogues en Colombie-Britannique », 2022, en ligne : <https://www2.gov.bc.ca/assets/gov/overdose-awareness/factsheets/t81245french_9095_decriminalization_factsheet2_web.pdf>.
[11] Gouvernement du Canada, « Exemption de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances : possession à des fins personnelles de petites quantités de certaines drogues illégales en Colombie-Britannique (du 31 janvier 2023 au 31 janvier 2026) », 2023, en ligne : <https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/preoccupations-liees-sante/substances-controlees-precurseurs-chimiques/politique-reglementation/documents-politique/exemption-possession-fins-personnelles-petites-quantites-certaines-drogues-illegales-colombie-britannique.html>.
[12] L.C. 2022, c. 1.
[13] Gouvernement de la Colombie-Britannique, « The Difference Between Legalization and Decriminalization », en ligne : <https://www.wellbeing.gov.bc.ca/decriminalization>.
[14] Gouvernement de la Colombie-Britannique, « Décriminalisation de la consommation de drogues en Colombie-Britannique », 2023, en ligne : <https://www2.gov.bc.ca/gov/content/overdose/decriminalization/fr>.
[15] Panorama, « Projet pilote de décriminalisation : “un jalon important” », Radio-Canada, 31 janvier 2023, en ligne : <https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/panorama/segments/entrevue/430795/drogues-dures-decriminalisation-cb-droit-louis-letellier-de-st-just>.
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