et
Alexandre Michel
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16 Déc 2024

Le TAL accorde des dommages punitifs records pour sanctionner une reprise de mauvaise foi

Par David Searle, avocat et Alexandre Michel, Étudiant

Dans l’affaire Trépanier c. Bleier, 2024 QCTAL 28343, le Tribunal administratif du logement (TAL) conclut à la mauvaise foi des locateur.rice.s en considération de la reprise du logement suivie de la conclusion d’un contrat de louage avec un tiers. En plus de la réparation intégrale du préjudice subi par l’octroi de dommages matériels et moraux, la juge administrative Amélie Dion alloue des dommages punitifs records inégalés jusqu’alors.

Contexte

Madame Trépanier, âgée de plus de 70 ans, était locataire d’un logement depuis 1994. En décembre 2017, elle payait un loyer mensuel de 640 dollars lorsque Madame Bleier et Monsieur Rothbart devenaient propriétaires et locateur.rice.s de l’immeuble . Ils transmettaient alors un avis de reprise de logement au bénéfice de leur fille. Dans ce contexte, la locataire acceptait par quittance de résilier son contrat de bail en juillet 2018. En réalité, la fille des locateur.rice.s ne reprendra pas le logement et les preuves tendent à considérer qu’il s’agissait d’un stratagème visant à convaincre la locataire de quitter le logement. En effet, le logement était loué à un tiers en contrepartie d’un loyer mensuel de 1800 dollars en septembre 2018.

Décision

Il revenait au TAL de répondre à la question de la reprise du logement de mauvaise foi par les locateur.rice.s et à la justification de l’octroi de dommages-punitifs.

I. La mauvaise foi des locateur.rice.s

A. La nature de la mauvaise foi

La réunion d’une conception objective et subjective        

Le TAL fait référence à une conception subjective et objective[1] de la mauvaise foi. Alors que la première renvoie à une intention malicieuse qui se déduit de la connaissance du caractère illégal et illégitime de l’acte, la seconde réfère au devoir de toute personne raisonnable d’agir avec prudence et diligence. En pratique, la bonne foi implique un devoir de loyauté et de coopération.

Une présomption de bonne foi       

Le TAL précise le régime du fardeau de la preuve à la lumière des motifs de la juge Anne Malfait[2]. Il existe une présomption simple de bonne foi[3] en vertu de laquelle le débiteur de l’obligation est réputé de bonne foi sauf dans les cas où la loi en dispose autrement[4]. Il revient donc au créancier d’apporter la preuve contraire attestant de la mauvaise foi du débiteur de l’obligation[5].

En l’espèce, le TAL conclut à l’hypothèse d’un stratagème auquel l’intervention d’un tiers (fille du locateur) a donné force et crédit. Autrement dit, il s’agirait d’une « mise en scène » visant à convaincre la locataire de la reprise effective du logement par la bénéficiaire. Le TAL réfute la défense des locateurs en considérant que le projet d’y loger leur fille était en réalité un prétexte. A ce sujet, le projet était abandonné après 2 semaines alors que l’étendue des complications liées à la grossesse de la bénéficiaire [notamment des varices l’empêchant de monter à l’étage pour accéder au logement] était méconnue des locateur.rice.s.

B. Le moment de la mauvaise foi

Inférence de l’exigence de bonne foi à des faits postérieurs à la reprise     

Le renvoi à l’arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale permet au TAL de rappeler que l’exigence de bonne foi s’entend de l’exigence de ne pas abuser de ses droits de la naissance à l’extinction du contrat. Toutefois, la jurisprudence admet que la mauvaise foi peut s’inférer des faits postérieurs à la fin du bail[6].

L’octroi de dommages-intérêts matériel et moraux           

En vertu de l’article 1968 alinéa 1 du Code civil du Québec, le principe de réparation intégrale du préjudice subi veut que le locataire qui a fait l’objet d’une éviction voit ses préjudices matériels (économiques en l’occurrence) et moraux[7] indemnisés. Tel que l’affirme le TAL, les dommages-intérêts correspondent à la perte subie et au gain manqué[8] et sont évalués par une appréciation in concreto, c’est-à-dire en tenant compte de toutes les circonstances de l’espèce, de la gravité de la faute du débiteur et de sa situation patrimoniale. À cet égard, le lien de causalité ne doit pas être trop éloigné ou ténu. En matière de dommages matériels, « [il est généralement admis] qu’au-delà d’une année, […] l’écart [dans le loyer payé] doit être considéré comme constituant une perte indirecte et non immédiate »[9]. Toutefois, la juge Dion détermine que la pénurie actuelle de logements abordables et l’impossibilité de fait de trouver « un logement de même caractéristique au même loyer mensuel »[10] justifient l’octroi de dommages matériels pour plus qu’une année. Le TAL a ainsi conclu à des dommages matériels de 14 603 $ correspondant à la différence de deux années de loyer et des dommages moraux de 5 000 $ causés par le stratagème du locateur.  

En plus de dommages matériels et moraux, le locataire qui a fait l’objet d’une reprise de mauvaise foi peut demander des dommages punitifs[11].

II. La justification de l’octroi de dommages punitifs

A. La teneur des dommages punitifs

La double fonction préventive et punitive             

Le TAL affirme queles dommages punitifs assurent une double fonction. La première est préventive en s’assurant de décourager le contrevenant de bafouer de nouveau les droits de la victime et à servir d’exemple pour la société.  La seconde est punitive en permettant aux juges de manifester leur indignation par l’octroi des dommages-intérêts au surplus ; c’est-à-dire au-delà de la réparation intégrale du préjudice subi[12]. Il convient par ailleurs de rappeler que les dommages punitifs ne peuvent être demandés qu’à titre exceptionnel[13] lorsque la loi le prévoit. En l’occurrence, le TAL a accordé des dommages punitifs en vertu de l’article 1968 du Code civil du Québec pour sanctionner la violation du droit au maintien dans les lieux nié à la locataire.

B. L’octroi de dommages records

Analyse de l’évolution jurisprudentielle sur le montant des dommages punitifs       

A l’instar des dommages matériels et moraux, les dommages punitifs doivent être évalués en fonction « de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier […] »[14]. En revanche, les dommages punitifs en matière de reprise et d’éviction de mauvaise foi ont atteint un nouveau record dans cet arrêt, soit de 55 000 $.

Le tableau ci-dessous met en lumière les montants les plus élevés octroyés en dommages punitifs par le TAL jusqu’à ce jour 

Commentaires                                                                                                         

À titre liminaire, il ne laisse nul doute qu’il est opportun de sanctionner le comportement d’un.e locateur.rice visant à user de la mauvaise foi pour expulser sa locataire. Une lecture historique des jugements rendus par le TAL en la matière laisse transparaître une indignation croissante face aux reprises de mauvaise foi, culminant dans cet octroi record de dommages punitifs. Notons également que, les actions civiles introduites devant le TAL en raison d’une reprise de logement ont enregistré une nette augmentation de 254% durant la dernière décennie, alors que les nouvelles demandes introduites en dommages-intérêts punitifs pour reprises de mauvaise foi ont augmenté de 287% [15].

À titre de comparaison, il reste intéressant de noter qu’en France le principe demeure la réparation intégrale du préjudice. Il revient au débiteur de réparer l’entièreté du dommage mais pas plus que le dommage effectivement subi. Les dommages punitifs ne sont donc pas sanctionnés par la loi civile française. Autrement dit, les juges du fonds ne peuvent pas allouer une indemnité qui a pour objectif, en sus de la réparation du préjudice subie, de sanctionner le comportement de l’auteur fautif du dommage.


[1] Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, avec la collaboration de N. Vézina, Les obligations, 6e édition, Les Éditions Yvon Blais, 2005, no 98.

[2] Tongyuan Wang c. Karina Diaz-Lillo, Régie du logement, 31-040608-070G.

[3] Art. 2805 C.c.Q.

[4] Tel est le cas depuis le 21 février 2024, date d’entrée en vigueur du nouvel article 1968 al. 1 C.c.Q qui précise désormais qu’il revient au locateur de prouver que la reprise ou l’éviction a été faite de bonne foi afin d’éviter une condamnation pour dommages moraux et matériels.

[5] Art. 2803 C.c.Q.

[6] Bolduc c. Mongeau, 2019 QCRDL 29020.

[7] Art. 1607 C.c.Q.

[8] Art. 1611 C.c.Q.

[9] Boucher c. Tan, 2017 QCRDL 13606.

[10] Trépanier c. Bleier, 2024 QCTAL 28343, para. 53.

[11] Art. 1968 al. 2 C.c.Q.

[12] Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73 (CanLII), [2013] 3 RCS 1168, para. 136 (Juge en chef McLachlin).

[13] Baum c. Levine, 2023 QCTAL 18773, para 197.

[14] Art. 1621 al. 2 C.c.Q.

[15] Les statistiques sur les demandes de reprise ont été tirées des rapports annuels (2023-2024 ; 2020-2021 ; et 2017-2018) du Tribunal administratif du logement. Les données sur les demandes introduites en dommages-intérêts punitifs pour reprise de mauvaise foiont été obtenues sur demande d’accès à l’information effectuée auprès du Tribunal (Codes de recours: 1968DPE, 1968DE, 1968DPR, 1968DR).

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