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Malika Rougaibi
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07 Jan 2025

Jusqu’où s’étend le secret professionnel des professionnel.le.s non-juristes?

Par Malika Rougaibi, Avocate

La 14 novembre 2024, dans l’arrêt Autorité des marchés financiers c. Ordre des comptables professionnels agréés du Québec, 2024 QCCA 1500, la Cour d’appel renverse une décision de première instance dans laquelle l’article 17.0.1 de la Loi sur l’encadrement du secteur financier (ci-après la « LESF ») était déclaré inapplicable aux comptables professionnel.le.s agréé.e.s (ci-après les « CPA »). La Cour d’appel réitère que la portée du secret professionnel des CPA, professionnel.le.s non-juristes, est plus restreinte et que dans certaines situations l’obligation de confidentialité doit céder le pas à des impératifs plus importants.

Secret professionnel CPA

Contexte

En 2021, l’Ordre des CPA s’est adressé à la Cour supérieure pour rendre l’article 17.0.1 de la LESF inopérant à l’égard de ses membres. Cette disposition prévoit la protection d’individus tels des comptables qui divulguent volontairement des renseignements à l’Autorité des marchés financiers (ci-après l’ « AMF ») en lien avec des infractions prévues à certaines lois sous l’égide de l’AMF[1]. Toutefois, le troisième alinéa de l’article 17.0.1 précise qu’un avocat ou un notaire ne pourrait se prévaloir de cet article pour communiquer avec l’AMF en raison du secret professionnel régissant la relation avocat-client/notaire-client.

L’Ordre des CPA était d’avis que le secret professionnel entre un CPA et un client devait également les exclure de l’application de l’article 17.0.1 LESF. Selon les arguments avancés par l’Ordre des CPA, cet article porterait atteinte aux articles 5 et 9 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après la « Charte québécoise »). Ces articles prévoient des protections en matière de respect de la vie privée et du droit au secret professionnel. Le juge de première instance conclut que l’article 17.0.1 LESF ne constituait pas une atteinte minimale à la vie privée au sens de l’art. 9.1 de la Charte québécoise et que : « [c]omme dans d’autres juridictions, la loi devrait minimalement prévoir des étapes intermédiaires en vertu desquelles les autorités supérieures de l’entreprise devraient être informées du problème avant qu’il n’y ait dénonciation à l’autorité publique[2] ».

Décision

La Cour d’appel, sous la plume du juge Beaupré, infirme le jugement de première instance rendue par la Cour supérieure. D’abord, la Cour rejette l’argument de l’Ordre des CPA à l’effet que l’art. 17.0.1 LESF serait trop imprécis en ne fournissant pas d’avertissement aux clients des CPA. Ensuite, on y précise que le test prévu à l’article 9.1 de la Charte québécoise s’applique à l’article 17.0.1 LESF puisque le test de cet article n’est pas restreint aux articles 1 à 9, mais plutôt à tous les droits et libertés de la personne, ce qui comprend les articles 1 à 38 de la Charte québécoise. Si l’article 17.0.1 LESF porte atteinte au droit au secret professionnel, il doit être soumis au test de l’article 9.1 de la Charte québécoise. La Cour rejette donc la prétention de l’AMF et du Procureur général du Québec à l’effet que le test de l’article 9.1 serait superflu. En d’autres termes, la question qui doit désormais être tranchée est la suivante : « l’article 17.0.1 porte-t-il atteinte au droit du client du CPA au respect du secret professionnel prévu au premier alinéa de l’article 9 et, si oui, satisfait-il le test de justification de l’article 9.1? ». La Cour répond par la négative; l’article 17.0.1 LESF ne viole pas l’article 9 de la Charte québécoise.

En effet, le droit au respect du secret professionnel puise ses racines dans le droit au respect de la vie privée. Ainsi, selon la Cour d’appel, l’analyse de l’atteinte du droit au secret professionnel « doit débuter avec l’examen contextuel de l’expectative raisonnable de vie privée des clients du CPA dans les circonstances de l’espèce ». En l’espèce, les clients des CPA ne détiennent pas d’expectative raisonnable de vie privée eu égard au choix que font ces clients d’exercer volontairement dans le secteur financier, secteur soumis à moult restrictions et exigences[3]. Rappelons par ailleurs, que la Cour suprême dans l’arrêt Tabah[4] précisait que les individus œuvrant dans le secteur financier le font dans l’objectif de générer des profits. En contrepartie, ils doivent s’attendre à faire l’objet de diverses vérifications et enquêtes. C’est le prix à payer pour assurer la confiance et la sécurité du public. De plus, bien que l’Ordre des CPA ait tenté de soulever que le droit au secret professionnel des CPA était un principe de justice fondamentale comme l’est celui des avocats et des notaires, la Cour n’en démord pas : rien dans la jurisprudence ne permet de soutenir une telle position.

La Cour souligne que :

« […] l’intensité et la portée du droit au respect du secret professionnel que consacre l’article 9 de la Charte [québécoise] varient selon la nature des fonctions exercées par les membres des ordres professionnels, le type de services qu’ils sont appelés à rendre et les autres composantes du régime juridique qui les encadre. Par exemple, comme le soulignait le juge Giroux pour la Cour dans l’arrêt Pagé c. Henley (Succession de), la portée du secret professionnel des non-juristes est plus restreinte que celle des avocats et des notaires. »

(références internes omises) 

Conclusion

Étant donné son rôle et sa mission de protection des investisseurs et du public, l’AMF joue un rôle crucial dans le secteur financier. La Cour d’appel établit qu’il est tout à fait raisonnable que la LESF encadre ce secteur d’activités ce qui diminue, de manière significative, l’expectative de vie privée des personnes et entreprises qui font le choix volontaire d’exercer dans ce domaine. Par ailleurs, le juge Beaupré fait un rappel intéressant, soit que l’article 17.0.1 LESF est lui aussi volontaire, et que rien n’obligerait un CPA à divulguer de l’information à l’AMF contrairement à l’article 15.1 LESF, qui oblige le CPA à communiquer tout renseignement relatif à une enquête, nonobstant le droit au secret professionnel du client. Enfin, la LESF prévoit une immunité de poursuite en responsabilité civile pour toute personne dénonçant une situation préoccupante à l’AMF.

Le texte intégral de l’arrêt de la Cour d’appel est disponible ici.

En savoir plus sur le secret professionnel :

Divergence entre un représentant d’action collective et ses avocats : jusqu’où s’applique le secret professionnel? 

Simplification des procédures d’appel en matière de secret professionnel

Le secret professionnel, les mandataires et la déclaration d’inhabilité


[1] Notamment la Loi sur les agents d’évaluation du crédit, la Loi sur les valeurs mobilières, la Loi sur la distribution de produits et services financiers, etc. (voir l’Annexe 1 de la Loi sur l’encadrement du secteur financier, RLRQ, c. E-6.1).

[2] Ordre des comptables professionnels agréés du Québec c. Procureur général du Québec, 2021 QCCS 4327, par.34.

[3]Autorité des marchés financiers c. Ordre des comptables professionnels agréés du Québec, 2024 QCCA 1500, par 98 à 100.

[4]  Tabah c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339.

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