par
Sophie Estienne
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et
Hugues Laplante-Clément
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10 Juin 2025

Une reconnaissance de statut pour les familles pluriparentales au Québec

Par Sophie Estienne, avocate et Hugues Laplante-Clément, Étudiant

Les transformations récentes du droit de la famille — pensons à la grossesse pour autrui ou à l’union parentale — témoignent de la volonté du Québec d’adapter son droit aux réalités sociales. Une réalité demeurait pourtant ignorée : les familles pluriparentales, c’est‑à‑dire les familles où plus de deux adultes partagent la parentalité d’un même enfant. Au Québec, la parentalité demeure strictement encadrée par une structure binaire, réservée à deux parents seulement. Dans l’arrêt V.M. c. Directeur de l’État civil[1] (ci-après « V.M. »), la Cour supérieure juge que cette limite viole le droit à l’égalité garanti par l’article 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés[2] (ci-après « Charte Canadienne ») etinjustifiable au sens de son article premier[3]. Devant ce constat, le législateur dispose de douze mois pour corriger la situation[4].  



La parentalité au Québec : une tradition binaire

Au Québec, les familles pluriparentales ne disposent toujours pas d’un statut juridique[5]; le Code civil du Québec prévoit clairement que seulement deux parents peuvent établir un lien de filiation avec un enfant[6]. La filiation, en tant que « construction juridique »[7]., confère un ensemble de droits et d’obligations, tels que l’autorité parentale et l’obligation alimentaire. Pourtant, les familles pluriparentales, composées de plus de deux parents, existent bien au Québec. L’Observatoire des réalités familiales du Québec distingue la pluriparentalité – soit le partage des responsabilités éducatives entre plusieurs adultes[8] – de la pluriparenté, qui désigne la reconnaissance légale de plusieurs parents. [9] Certains auteurs évoquent aussi les termes de multiparentalité ou de triparentalité (dans le cas de trois parents précisément). Ce modèle émerge de nouvelles formes relationnelles, éloignées du schéma familial traditionnel. Comme le soulignent Kévin Lavoie et Geneviève Pagé, « [l] La maternité et la paternité ne sont plus uniquement établies par leur composante biologique, mais aussi à travers la prise en charge quotidienne de l’éducation et des soins aux enfants »[10]. En définitive, notre époque reflète une pluralité de façons de structurer la vie familiale, à l’image de l’émergence des familles homoparentales au début des années 2000, qui ont déjà remis en question le modèle traditionnel fondé sur le modèle père-mère.   La décision V.M. illustre bien ces nouvelles réalités. Une des familles concernées réunit un couple hétérosexuel dont la femme, bisexuelle, entame une relation amoureuse avec une autre femme, les trois formant une union ouverte[11]. Une autre famille se compose de deux femmes lesbiennes ayant conçu un enfant avec un ami proche, père biologique, dans une perspective de parentalité partagée à parts égales[12]. Bien que ces exemples soient ancrés dans les réalités LGBTQ+, la pluriparentalité dépasse ce cadre et peut inclure, par exemple, des familles recomposées. Ce qui importe, c’est le projet parental commun, librement consenti par plus de deux adultes.  

Un débat persistant

Le débat n’est pas nouveau. En 2018, la Cour d’appel du Québec confirmait l’impossibilité légale pour un enfant d’avoir plus de deux parents, malgré la reconnaissance sociale d’un projet parental impliquant trois adultes[13]. En première instance en 2019[14], la Cour faisait écho au rapport du Comité consultatif sur le droit de la famille (2015), présidé par le professeur Alain Roy, qui concluait à la pertinence du modèle biparental en l’absence de données démontrant qu’un modèle pluriparental servirait mieux l’intérêt de l’enfant[15]. Cette réticence se reflète aussi dans les récentes réformes législatives. Les projets de loi n° 2[16] (2021) et n° 12[17] (2022) excluaient expressément les familles pluriparentales. En 2021, le ministre de la Justice déclarait : « Pour nous, c’est très clair que la cellule familiale comporte deux parents seulement »[18]. Comme le soulignent Dominique Goubau et Martin Chabot, les réformes du droit de la famille surviennent généralement lorsque l’écart entre les normes juridiques et les réalités sociales devient trop important pour être ignoré. Le droit québécois semble à nouveau confronté à ce seuil critique[19].

Vers une reconnaissance des réalités parentales contemporaines

Trois familles pluriparentales ont saisi la Cour pour revendiquer la reconnaissance juridique de leur réalité familiale. La majorité de leurs arguments sont rejetés, notamment ceux fondés sur l’interprétation du Code civil du Québec, qui ne peut, selon la Cour, être lu comme permettant plus de deux liens de filiation[20]. L’analyse se concentre donc sur les arguments constitutionnels, en particulier sur le droit à l’égalité prévu à l’article 15(1) de la Charte canadienne. La Cour rejette les arguments invoquant le droit à la sécurité et à la liberté garantis à l’article 7 de la Charte canadienne[21]. Selon le juge, la preuve ne démontre pas de conséquences psychologiques significatives liées à la non-reconnaissance, ni une atteinte à la liberté[22], puisque rien n’empêche ces familles de vivre leur projet parental en pratique[23]. De surcroit, la nuance de la « liberté parentale » n’est pas reconnue au sens de l’article 7[24]; elle représente plutôt une latitude décisionnelle inhérente à la responsabilité envers l’enfant pour son intérêt supérieur[25]. Par ailleurs, le Code civil du Québec permet déjà à une personne sans lien de filiation légal de participer à certaines décisions parentales, par délégation judiciaire ou entente[26]. Les arguments fondés sur la Charte des droits et libertés de la personne[27] (ci-après « Charte québécoise ») sont également écartés, faute de preuve suffisante de violation des droits à la liberté protégé par l’article 1[28], à la dignité protégé par l’article 4[29] ou à la vie privée protégé par l’article 5[30].  

Le droit à l’égalité réelle

Il faut toutefois reconnaître qu’une différence fondamentale existe entre une personne reconnue légalement comme parent en vertu d’un lien de filiation et celle qui ne bénéficie d’aucune telle reconnaissance; cet argument rejoint le droit à l’égalité réelle[31], protégé par l’article 15(1) de la Charte canadienne[32]. La Cour rappelle l’avis de la juge Karakatsanis dans l’affaire Ontario c. G, précisant que l’article 15(1) « […] exprime un engagement à reconnaitre l’essentielle et inaliénable égalité́ de valeur des personnes par le truchement de la loi »[33]. La Cour applique les critères de l’article 15(1) clarifiés dans R. c. Sharma[34]. D’abord une distinction reposant sur un motif énuméré ou analogue doit être établie. Ensuite, cette distinction doit imposer un fardeau ou l’octroi d’un avantage qui a pour effet de consolider, prolonger ou aggraver une situation de désavantage; autrement dit, elle doit être discriminatoire. Considérant le premier critère, la Cour reconnait d’abord que, contrairement aux familles biparentales employées comme groupe comparatif[35], les familles pluriparentales ne peuvent établir juridiquement une filiation[36], ce qui affecte également les enfants issus de ces familles[37]. Après avoir rejeté les motifs de discrimination fondés sur la déficience[38], l’orientation sexuelle[39] ou le mode de conception[40], la Cour identifie le « statut familial » comme un motif analogue pertinent. Bien qu’il ne soit pas expressément reconnu à l’article 15(1)[41], la Cour souligne que l’appartenance à une famille pluriparentale constitue une caractéristique personnelle immuable[42], définie par des « motifs intrinsèquement personnels »[43]. Concernant le deuxième critère, la Cour reconnait que la non-reconnaissance de ces familles engendre des conséquences juridiques réelles : perte de droits successoraux ou alimentaires pour les enfants[44], exclusion du parent non reconnu de l’autorité parentale[45], difficultés administratives importantes[46] et atteinte identitaire[47]. La loi, en ignorant ces familles, transmet un message d’exclusion qui perpétue une forme de discrimination systémique[48]. En revanche, l’article 10 de la Charte québécoise ne trouve pas application en l’espèce, puisque le statut familial n’y est pas un motif prohibé[49] et ne se confond pas avec l’état civil[50]. L’atteinte au droit à l’égalité ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte canadienne selon le test de Oakes[51]. Aucune preuve ne démontre que la limite de deux parents sert un objectif urgent ou réel. D’autres provinces – Colombie-Britannique[52], Ontario[53], Saskatchewan[54], Yukon[55] – reconnaissent déjà les familles pluriparentales. La Cour invalide donc une cinquantaine d’articles du Code civil du Québec, les déclarant inopérants[56] en vertu de la Loi constitutionnelle de 1982[57], et accorde un sursis d’un an au législateur.  

Conclusion : l’intérêt supérieur de l’enfant comme boussole

La réalité sociale de la parentalité au Québec ne se limite plus à l’image d’un père et d’une mère. Le droit de la famille, domaine éminemment évolutif, doit continuer à s’adapter, avec comme repère central le bien-être de l’enfant – mais aussi, désormais, le respect du droit à l’égalité. L’intérêt supérieur de l’enfant, principe consacré à l’article 33 du Code civil du Québec et à l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant[58], demeure la pierre angulaire de toute décision en matière familiale. Ce principe, bien que parfois jugé vague, prend un sens concret à la lumière des expertises versées dans V.M. : ce qui importe n’est pas le nombre de parents, mais la qualité de leurs relations avec l’enfant et entre eux, leur stabilité, ainsi que les ressources mises à disposition[59]. La Coalition des familles LGBT+ rappelle qu’en pratique, les familles pluriparentales font souvent l’objet d’une planification rigoureuse et d’une communication soutenue, assurant un cadre structuré, parfois plus stable que celui de familles biparentales en contexte conflictuel[60]. Elle rappelle aussi que la majorité, aveuglée par ses propres repères, ne peut toujours percevoir les angles morts vécus par les minorités[61]. D’où le rôle fondamental des tribunaux dans la reconnaissance des droits de toutes les familles.

Le texte intégral de la décision est disponible ici  

[1] V.M. c. Directeur de l’État civil de la Cour supérieur du Québec, 2025 QCCS 1304 [V.M].

[2] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, art 15(1).

[3] V.M., supra note 1,au para 86.

[4] V.M., supra note 1,au para 414.

[5] Régine Tremblay, « Plurifiliation et multiple parentage : réflexions de droit comparé », (2023) 52:3 RUSD 623 à la p 623.

[6] Voir par exemple l’art. 523 CcQ.

[7] V.M., supra note 1,au para 57.

[8] Observatoire des réalités familiales, Les pluriparentalités et la recherche des origines : dans l’ombre de la réforme du droit de la famille, Montréal, Centre Urbanisation Culture Société, Institut national de la recherche scientifique, 2024, à la p 6.

[9] Ibid.

[10] Kévin Lavoie et Geneviève Pagé, « La famille en changement : étudier la pluralité des trajectoires et des configurations familiales pour en favoriser la reconnaissance scientifique et sociale » (2002) 67 :1 Service social 1 à la p 4.

[11] V.M., supra note 1,aux para 24-27.

[12] V.M., supra note 1,au para 44.

[13] Droit de la famille -18968, 2018 QCCS 1900.

[14] Droit de la famille -191677, 2019 QCCA 1386.

[15] Ibid au para 30.

[16] PL 2, Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et modifiant le Code civil en matière de droits de la personnalité et d’état civil, 2e session, 42e lég, Québec, 2021 (sanctionné le 8 juin 2022), LQ 2022, c. 22.

[17] PL 12, Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et visant la protection des enfants nés à la suite d’une agression sexuelle et des personnes victimes de cette agression ainsi que les droits des mères porteuses et des enfants issus d’un projet de grossesse pour autrui, 1e session, 43e lég, Québec, 2023 (sanctionné le 6 juin 2023), LQ 2023, c. 13.

[18] Louise Leduc, « Une coalition de familles LGBTQ+ s’adresse aux tribunaux », La Presse [de Montréal] (21 février 2023), en ligne : < https://www.lapresse.ca/actualites/2023-02-21/triparente/une-coalition-de-familles-lgbtq-s-adresse-aux-tribunaux.php >.

[19] Dominique Goubau et Martin Chabot, « Recomposition familiale et multiparentalité : un exemple du difficile arrimage du droit à la famille contemporaine » (2018) 59 : 4 C de D 889 à la p 892.

[20] V.M. supra note 1, au para 129.

[21] V.M. supra note 1, au para 139.

[22] V.M. supra note 1, au para 148.

[23] V.M. supra note 1, au para 161-163.

[24] V.M. supra note 1, au para 169.

[25] V.M. supra note 1, au para 176.

[26] V.M. supra note 1, au para 187.

[27] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 [Charte québécoise].

[28] V.M. supra note 1, au para 193.

[29] V.M. supra note 1, au para 194.

[30] V.M. supra note 1, au para 214

[31] V.M. supra note 1, au para 189.

[32] Charte canadienne, supra note 2, art 15(1).

[33] Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, au para 39 [Ontario c. G.].

[34] R. c. Sharma 2022 CSC 39, aux para 31-34.

[35] V.M. supra note 1, au para 241.

[36] V.M. supra note 1, au para 243.

[37] V.M. supra note 1, au para 244.

[38] V.M. supra note 1, au para 247.

[39] V.M. supra note 1, au para 254.

[40] V.M. supra note 1, au para 267.

[41] V.M. supra note 1, au para 273.

[42] V.M. supra note 1, au para 286.

[43] V.M. supra note 1, au para 291.

[44] V.M. supra note 1, au para 322.

[45] V.M. supra note 1, au para 323.

[46] V.M. supra note 1, au para 324-327.

[47] V.M. supra note 1, aux para 335-336.

[48] V.M. supra note 1, au para 337.

[49] V.M. supra note 1, au para 347.

[50] V.M. supra note 1, au para 345.

[51] Charte canadienne, supra note 2, art 1.

[52] V.M. supra note 1, au para 364.

[53] V.M. supra note 1, au para 365.

[54] V.M. supra note 1, au para 366.

[55] V.M. supra note 1, au para 367.

[56] V.M. supra note 1, au para 376.

[57] Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11, art 52.

[58] Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, 1577 RTNU 3 (entrée en vigueur : 2 septembre 1990), art 3.

[59] V.M. supra note 1, au para 15.

[60] Coalition des familles LGBT+, « Une réforme du droit familial à l’image des familles contemporaines centrée sur le bien-être des enfants », Montréal, 2023, à la p 14.

[61] Ibid.

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