Recours en responsabilité contre les autorités fiscales : limites du privilège relatif au litige
Par Sophie Estienne, avocate et Mathieu Laporte, étudiant
À la suite d’une vérification fiscale de ses affaires, George Stamatopoulos dépose une demande en responsabilité civile extracontractuelle d’un montant de plus de 2 millions de dollars dans laquelle il allègue que plusieurs fautes ont été commises par les autorités fiscales. Dans le cadre de ce litige, lors d’un interrogatoire préalable à l’instruction d’une représentante des autorités fiscales, une objection a été soulevée en invoquant le privilège relatif au litige. La décision Stamatopoulos c. Agence du revenu du Québec, 2021 QCCS 4059, vient trancher cette objection et vient nous rappeler le droit entourant le privilège relatif au litige.
- Contexte législatif
En vertu de la Loi sur la taxe d’accise[1] et de la Loi sur la taxe de vente du Québec[2],les acquéreurs de fournitures taxables effectuées au Québec ont l’obligation de payer la taxe sur les produits et services (ci-après « TPS ») de 5% et la taxe de vente du Québec (ci-après « TVQ ») de 9.975% sur la valeur de la contrepartie offert pour la fourniture[3].
Les fournisseurs ont l’obligation de prélever ces taxes lorsqu’ils effectuent une fourniture taxable et de les remettre aux différents paliers de gouvernement selon des périodes de déclaration[4].
Afin de s’assurer que ceux-ci se conforment à leurs obligations de perception et de remise de taxes, les autorités fiscales ont mis sur pied un système d’inscription. L’un des avantages de ce système est qu’une fois inscrits, les fournisseurs ont droit à des crédits ou remboursements[5]. Au fédéral on parle de crédit de taxe sur les intrants (ci-après « CTI ») et au provincial de remboursements de taxe sur les intrants (ci-après « RTI »).
Afin de réclamer ces crédits ou remboursements, les fournisseurs inscrits doivent respecter plusieurs conditions énoncées par règlement. Ces conditions sont bien résumées par le juge Bourgeois de la Cour du Québec dans son jugement en première instance dans le cadre du litige entourant la vérification fiscale (ci-après « jugement de première instance »):
[106] Ainsi, l’inscrit qui fait une demande de RTI doit fournir, dans les cas d’une facture de 150 $ et plus, le nom du fournisseur et/ou de l’intermédiaire, le numéro d’inscription valide du fournisseur, le nom de l’acquéreur, les modalités de paiement et une description suffisante pour identifier la fourniture.[6]
2. Faits pertinents
Le juge Bourgeois dans son jugement en première instance décrit les opérations de l’entreprise de George Stamatopoulos de la façon suivante :
[25] Le témoignage de Stamatopoulos a permis d’établir les faits suivants :
a) le demandeur travaille dans l’industrie du vêtement depuis plusieurs années et a occupé différentes fonctions dans différentes entreprises qui lui ont permis de se familiariser avec cette industrie;
b) en 2006, il crée l’entreprise « Splish Splash enr. » par laquelle il exploite une entreprise d’intermédiaire entre les manufacturiers du domaine du vêtement et les sous-traitants effectuant une partie du travail de confection;
c) en ce qui concerne les opérations quotidiennes de son entreprise, Stamatopoulos se rend chez ses clients, les manufacturiers, afin d’obtenir des contrats de ces derniers;
[…]
e) lorsque son client (manufacturier) lui octroie un contrat de service, le manufacturier lui remet un document intitulé « bon de commande » identifiant le travail qui doit être effectué sur un lot de vêtements donné;
g) le demandeur négocie par la suite avec différents représentants des sous-traitants, qui se trouvent généralement près des places d’affaires des manufacturiers, et ce, afin de faire effectuer le travail qui lui est octroyé par les manufacturiers;
[…]
l) une fois le travail effectué, ces mêmes représentants des sous-traitants effectuent la livraison des vêtements directement à la place d’affaire des manufacturiers;
m) une facture est par la suite émise par le sous-traitant au demandeur et ce dernier attendra généralement d’être payé par le manufacturier avant d’effectuer le paiement au sous-traitant, toujours par chèque;
n) cette façon de procéder ci-haut mentionnée était la même pour les 36 sous-traitants (i.e que ce soit avec les (17) sous-traitants nouvellement admis qu’avec les (19) sous-traitants non admis). Stamatopoulos affirme que les marges bénéficiaires sont serrées et il doit s’assurer que les sous-traitants peuvent fournir des services, au meilleur prix possible, à l’intérieur des délais qui sont fixés par les manufacturiers;
[…][7].
Sa société est inscrite à la TPS et la TVQ. Ce faisant, sous réserve des conditions mentionnées précédemment, elle a droit de réclamer des CTI/RTI sur ses intrants.
En 2009, l’entreprise de M. Stamatotpoulos est l’objet d’une vérification de conformité fiscale en TPS et en TVQ par l’Agence du revenu du Québec agissant également comme mandataire de l’Agence du Revenu du Canada.
Cette vérification porte sur les périodes de déclarations de taxes comprises entre le 2 mars 2006 et le 31 août 2009.
Le 5 mai 2011, un avis de cotisation de 657 228,75 $ est émis par Revenu Québec. Ce montant comprend, entre autres, 357 681,69 $ en RTI obtenu en trop, par erreur ou sans droit, et 231 827,20 $ en pénalités dont notamment un montant de 178 328,62 $ pour négligence flagrante.
La vérificatrice responsable du dossier recommande de refuser d’accorder les CTI/RTI réclamés pour 36 sous-traitants, car elle prétend que M. Stamatopoulos a participé à un stratagème de fausse facturation et qu’en conséquence les CTI/RTI ne remplissent pas les conditions mentionnées précédemment[8].
Le 13 juillet 2011, M. Stamatopoulos dépose un avis d’opposition à la cotisation auprès du service des oppositions de Revenu Québec.
Le 7 mars 2012, l’agent d’opposition responsable du dossier décide, en dépit des représentations faites par M. Stamatopoulos, de maintenir les cotisations sans les modifier.
Le 4 juin 2012, M. Stamatopoulos interjette appel de cette décision devant la Cour du Québec.
Plus de quatre ans après l’émission de l’avis de cotisation, le 16 juin 2015, lors de la première journée d’audition, Revenu Québec reconnait la position de M. Stamatopoulos quant à la légitimité des RTI réclamés pour 17 des 36 sous-traitants et réduit donc les droits initialement réclamés[9]. Elle n’a apporté aucune justification à ces admissions. Les vérificateurs, qui ont témoigné à ce sujet, ont indiqué qu’ils n’avaient aucune preuve de l’implication de M. Stamatopoulos dans un stratagème de fausse facturation et n’ont pu justifier la différence entre les 17 sous-traitants admis et les 19 autres non admis[10]. Le 22 décembre 2015, le jugement de première instance est rendu. Le juge Bourgeois accueille l’appel et annule l’avis de cotisation du 5 mai 2011.
Ce jugement fut, par la suite, porté en appel par les autorités fiscales. Le 28 mars 2018, la Cour d’appel du Québec rejette, à l’unanimité, cet appel avec les frais de justice, les autorités fiscales n’ayant pas démontré d’erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation des faits faite par le juge de première instance[11].
Suivant ces deux jugements, M. Stamatopoulos, par l’entremise de son avocat, a déposé une demande en responsabilité civile extracontractuelle de plus de 2 millions de dollars dans laquelle il allègue plusieurs fautes commises par les autorités fiscales dans la vérification dont sa société et lui-même ont été l’objet.
C’est dans le cadre de ce litige que l’une des vérificatrices à l’Agence du revenu du Québec responsable du dossier a été interrogée par l’avocat de M. Stamatopoulos dans le cadre d’un interrogatoire préalable à l’instruction.
Lors de cet interrogatoire, l’avocat de M. Stamatopoulos a questionné la vérificatrice sur cette décision d’admettre, à la première journée d’audition, la validité des RTI, notamment « qui » a pris cette décision et « pourquoi ». La procureure des autorités fiscales s’est objectée en invoquant le privilège relatif au litige[12].
C’est dans ce contexte que le juge Paul Mayer a dû se prononcer sur la validité de l’objection soulevée par la procureure des autorités fiscales.
3. Analyse
Tout d’abord, selon le juge Mayer, la décision en question est une décision judiciaire et non pas une décision administrative couverte par la Loi sur la justice administrative comme le prétendait l’avocat de M.Stamatopoulos. Cette décision fut prise le premier jour des auditions devant la Cour du Québec et en vue du litige[13].
i. Privilège relatif au litige
Le juge rappelle que le privilège relatif au litige a comme objectif principal de permettre aux parties à un litige d’avoir une « zone de confidentialité » afin de favoriser le processus contradictoire et doit être interprété de manière restrictive. Ce privilège relatif au litige prend fin avec le litige, à moins qu’un litige connexe persiste. Lorsque les conditions pour que le privilège s’applique sont remplies, il y a une présomption de non-divulgation de l’information. Les conditions sont les suivantes : (1) au moment de la préparation de ce document, un litige existe ou est anticipé et (2) le document a été fait en ayant comme objectif principal de servir les fins du litige[14].
En l’espèce, le juge rejette l’objection formulée sur ce principe pour les raisons suivantes :
[33] Pour les questions relatives à « qui » a pris cette décision et « pourquoi » cette décision a été prise, le Tribunal est d’avis que la deuxième condition n’est pas remplie.
[34] En fait, les AR n’ont pas établi quoi que ce soit. La seule information que les AR ont porté à sa connaissance est le fait qu’une décision a été prise d’admettre les RTI pour 17 sous-traitants. Il s’agit plutôt de l’avocat de M. Stamatopoulos qui a abordé la question dit « qui » a pris cette décision et « pourquoi » cette décision a été prise. Avec le peu d’information à sa disposition, le Tribunal ne saurait permettre l’objection relative à ces deux questions puisque les AR n’ont pas soumis de preuve suffisante pour convaincre le Tribunal qu’une quelconque information ait été produite dans l’objectif principal de servir aux fins du litige.
[35] Le Tribunal est également d’avis que la deuxième condition n’est pas remplie en ce qui concerne la question relative à « toute documentation en lien avec les dix-sept (17) sous-traitants ».
[36] En effet, le Tribunal n’est pas au courant de quel type de document ou de communication il est question. Encore une fois, la seule information que les AR ont porté à sa connaissance est le fait qu’une décision a été prise d’admettre les RTI pour 17 sous-traitants. Le Tribunal ne peut pas deviner qu’est-ce qui est visé par le privilège relatif au litige. Pour cette raison, le Tribunal ne saurait protéger des documents ou des communications hypothétiques en vertu du privilège relatif au litige.
ii. Privilège avocat-client
Quant au privilège avocat-client, le secret professionnel constitue une protection consacrée à de nombreux endroits dans nos dispositions législatives, dont à l’article 2858 du Code civil du Québec et à l’article 9 de la Charte québécoise des droits et libertés[15] (ci-après « Charte »). L’article 9 de la Charte impose trois conditions pour que le secret professionnel trouve application : « Il faut que ce témoin soit un prêtre, un ministre du culte ou une personne tenue par la loi au secret, qu’un renseignement confidentiel lui ait été révélé, et ce, en raison de sa profession ou de son état[16] ». Les tribunaux doivent rejeter d’office les éléments de preuve obtenus en contravention du secret professionnel.
En l’espèce, le juge rejette également cette objection qu’il a lui-même soulevée d’office pour les motifs suivants :
[43] Le Tribunal n’est pas au courant d’un renseignement confidentiel transmis dans une conversation protégée par le secret professionnel et ne sait pas entre qui une telle discussion aurait eu lieu. Le Tribunal n’est même pas au courant de quels renseignements ou communications il est question. On ne saurait donc qualifier de confidentiels des renseignements ou communications qu’on est incapable de bien cibler.
[44] Dans l’interrogatoire, Me Préville-Ratelle demande à l’avocate des AR, Me Christine Labbé, de lui transmettre l’information relative à « qui » a pris cette décision, « pourquoi » cette décision a été prise et « toute documentation en lien avec les dix-sept (17) sous-traitants ».
[45] Le simple fait que cette demande ait transité par l’avocate adverse ne suffit pas pour que le secret professionnel trouve application. Encore faut-il qu’un renseignement confidentiel ait été transmis à un avocat en raison de son rôle. Tel que susmentionné, la preuve présentée à cet effet est insuffisante[17].
4. Conclusion
Le juge Mayer rejette l’objection et ordonne aux autorités fiscales de répondre aux questions relatives à l’identité, les motivations et la documentation en lien avec l’admission des 17 sous-traitants lors de la première journée d’audition de première instance. Il souligne toutefois que les avis ou conseil juridiques sont couverts par le privilège avocat-client.
En conclusion, ce jugement rappelle l’importance de motiver son objection et de fournir toute la documentation nécessaire au juge pour prendre sa décision.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] L.R.C. (1985), ch. E-15 (« L.T.A. »).
[2] RLRQ, c. T-01 (« L.T.V.Q. »).
[3] Par. 165(1) L.T.A.; Art. 16 L.T.V.Q.
[4] Par. 221(1) L.T.A.; Art. 422 L.T.V.Q.
[5] Par. 169(1) L.T.A.; Art. 199 L.T.V.Q.
[6] Stamatopoulos c. Agence du revenu du Québec, 2015 QCCQ 13237, par. 106.
[7] Id., par. 25.
[8] Stamatopoulos c. Agence du revenu du Québec, 2015 QCCQ 13237, par. 8.
[9] Id., par. 10-14.
[10] Id., par. 163-178.
[11] Agence du revenu du Québec c. Stamatopoulos, 2018 QCCA 474, par. 59-62.
[12] Stamatopoulos c. Agence du revenu du Québec, 2021 QCCS 4059, par. 14-15.
[13] Id., par. 27-28.
[14] Amato c. Bofiq inc., 2017 QCCQ 4226.
[15] RLRQ, c. C-12.
[16] Catherine PICHÉ, La preuve civile, 6e éd., Montréal, Édition Yvon Blais, 2020, p. 1126.
[17] Id., par. 43-45.
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