Turbide Labbé : effets de l’isolement cellulaire sur la santé mentale des détenus
Par Jeremy van Doorn, avocat et Sarah-Maude Rousseau, étudiante à l'Université de Montréal
Dans l’affaire Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique,2021 QCCA 1687, la Cour d’appel accueille l’appel[1] de Jean-François Turbide Labbé relativement à une requête en habeas corpus portant sur les effets de son isolement cellulaire sur sa santé mentale, requête n’ayant été accueillie qu’en partie par le juge de première instance. Bien que le pourvoi de l’appelant soit devenu théorique compte tenu de son transfert d’établissement, la Cour d’appel a décidé d’entendre le pourvoi en raison de son importance dans un contexte de remise en question de l’isolement cellulaire au Canada[2].
Contexte
Remise en question de l’isolement cellulaire :
Depuis 50 ans, l’usage de l’isolement cellulaire comme mesure correctionnelle est controversé et a été contesté à plusieurs reprises. L’isolement cellulaire aurait en effet des effets néfastes sur la santé mentale des détenus y étant soumis[3].
Plus récemment, en décembre 2015, l’Assemblée générale des Nations Unies révise les Règles Nelson Mandela, règles minimales pour le traitement des détenus qui contiennent aujourd’hui des principes encadrant l’isolement cellulaire[4]. On y précise que cette mesure correctionnelle doit être utilisée en dernier recours et qu’elle est soumise à des règles très strictes pour éviter les abus[5]. Selon ces règles, l’isolement cellulaire d’une durée de plus de 15 jours consécutifs (isolement cellulaire prolongé) ou d’une durée indéterminée est interdit et constitue un traitement cruel, inhumain ou dégradant[6]. Au Canada, deux cours d’appel se sont appuyées en partie sur ces règles pour déclarer inconstitutionnelles des dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (« LSCMLC »)[7] qui encadraient l’isolement cellulaire dans le système correctionnel fédéral[8].
Dans le système correctionnel québécois, l’absence de règles claires ou de dispositions légales spécifiques encadrant la prise de décisions des autorités correctionnelles à l’égard de l’isolement cellulaire discrétionnaire rend la tâche plus difficile pour les juges[9]. En effet, « les décisions en cette matière relèvent du pouvoir discrétionnaire conféré au directeur de l’établissement par le deuxième alinéa de l’article 30 de la Loi sur le système correctionnel du Québec (« LSCQ »)[10], pouvoir discrétionnaire qui doit s’exercer dans le respect des exigences de la [Charte canadienne des droits et libertés[11]] »[12].
Les faits :
L’appelant est détenu depuis le 11 novembre 2019 dans l’attente de son procès relativement à plusieurs infractions criminelles. Il est détenu 13 mois à l’établissement de détention de Québec et par la suite à l’établissement de détention de Rivière-des-Prairies. En janvier 2021, l’appelant allègue qu’il est en isolement depuis 15 mois[13]. Le 19 mai 2021, l’appelant est transféré à l’établissement de détention de Sorel-Tracy.
À Sorel-Tracy, l’appelant est hébergé dans un secteur de classement restrictif (le «secteur MS») et est soumis à des mesures sécuritaires en raison de ses comportements problématiques. À tous les 14 jours, le classement et les mesures sécuritaires imposées à un détenu sont réévalués. Si la personne incarcérée a eu un comportement approprié dans le secteur MS, elle pourra réintégrer un secteur régulier de l’établissement[14]. Dans le secteur MS où l’appelant est détenu se trouvent des cellules d’isolement n’offrant aucun contact humain avec d’autres détenus.
Le 19 mai 2021, lorsqu’il est transféré à l’établissement de Sorel-Tracy, l’appelant est placé par erreur dans une cellule d’isolement. Deux jours plus tard, il est transféré dans le secteur MS, mais il retournera rapidement en isolement en raison de sa demande d’avoir une cellule propre[15]. Plusieurs événements par la suite font en sorte que l’appelant demeure en isolement pendant une longue période. À plusieurs reprises, l’appelant mentionne au personnel qu’il ne va pas bien et qu’il a besoin d’aide, mais en vain[16]. Les autorités correctionnelles proposent à l’appelant des offres de transfert qui n’aboutiront pas.
L’appelant, étant détenu en isolement cellulaire depuis plus de 60 jours, conteste la durée de son isolement cellulaire et les conditions qui s’y rattachent en invoquant les articles 7 et 12 de la Charte et les Règles Nelson Mandela[17]. Le 10 juin 2021, il présente une demande d’habeas corpus.
Évaluation de la santé mentale de l’appelant :
Dans son rapport, le psychologue ayant évalué la santé mentale de l’appelant se réfère au rapport Mendez, qui indique que « [d]es effets néfastes sur la santé peuvent intervenir après seulement quelques jours en isolement cellulaire » et que « l’isolement cellulaire semble entraîner des troubles psychotiques particuliers, qui ont été dénommés psychoses des prisons »[18]. Le psychologue note que M. Turbide Labbé est exposé de façon prolongée à de l’isolement administratif pendant environ 14 mois dans divers centres de détention et qu’il est ainsi privé de contact social et de stimulations diverses[19]. Il conclut que l’appelant est touché par des troubles cognitifs, des distorsions perceptives et des épisodes de paranoïa et de psychose. Selon le rapport, « la situation d’isolement est le facteur déclencheur des comportements de détresse psychologique de monsieur lorsqu’il est placé en isolement »[20].
Jugement de la Cour supérieure :
En première instance, la Cour supérieure conclut que la détention de l’appelant n’est pas cruelle et inusitée et qu’il n’a pas subi de réduction illégale de liberté résiduelle, mais dit être sensible aux impacts de l’isolement cellulaire de l’appelant sur sa santé mentale. La Cour supérieure estime que la décision de soumettre M. Turbide Labbé à une période d’observation, durant laquelle il n’aura toujours pas accès à des contacts humains significatifs, est légale, raisonnable et faisait partie des issues possibles acceptables.[21] Toutefois, la Cour supérieure ordonne aux autorités correctionnelles de procéder dans des délais raisonnables à une alternative aux conditions de détention de M. Turbide Labbé le privant de contacts humains significatifs[22]. Par contre, le juge de première instance ne définit pas de manière claire et non équivoque ce qui constitue une alternative acceptable en l’espèce; en d’autres termes, le juge n’indique pas ce qui doit être fait concrètement.
L’appelant demande maintenant, par habeas corpus, sa libération de l’isolement cellulaire qui lui est imposé et qui constitue selon lui un traitement cruel et inusité. L’appelant invoque les garanties procédurales et substantielles des Règles Nelson Mandela pour contester le processus décisionnel et les conditions de détention auxquelles il était soumis[23]. Il soutient aussi que l’article 7 de la Charte, qui protège contre l’atteinte de l’État à l’intégrité physique ou psychologique, vise l’isolement cellulaire[24]. Finalement, l’appelant soutient que l’article 12 de la Charte le protège à l’encontre des séquelles psychologiques associées à l’isolement cellulaire qui porte préjudice à sa santé mentale[25].
Décision
Les contestations constitutionnelles de la LSCMLC :
Les articles 31 à 37 de la LSCMLC, déclarés inconstitutionnels par une décision de la Colombie-Britannique et une décision de l’Ontario, ont été remplacés lors de l’entrée en vigueur du projet de loi C-83. Avant l’entrée en vigueur de la Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et une autre loi («Projet de loi C-83»), la LSCMLC prévoyait deux mécanismes permettant d’ordonner l’isolement d’un détenu[26]. Le mécanisme qui entre en jeu en l’espèce est celui qui permettait au directeur du pénitencier, par les articles 31 à 37, d’ordonner l’isolement préventif d’un détenu pour assurer la sécurité d’une personne ou du pénitencier. La LSCMLC prévoyait une obligation périodique de réexamen de cette mesure et que l’isolement devait prendre fin le plus tôt possible, mais ne précisait ni une durée maximale ni les modalités de l’isolement cellulaire[27].
Selon la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt British Columbia Civil Liberties Association v. Canada (Attorney General)[28], « l’absence de toute limite à la durée de l’isolement cellulaire confère une portée excessive à ces articles au regard de leur objectif d’assurer la sécurité des institutions carcérales »[29]. Les effets néfastes de l’isolement cellulaire à durée indéterminée sont, selon la cour, totalement disproportionnés par rapport à cet objectif. L’Ontario a aussi déclaré ces mêmes articles inconstitutionnels[30].
Le projet de loi C-83 :
Le Projet de loi C-83, qui vise la protection de la santé mentale des détenus, entre en vigueur le 30 novembre 2019[31]. Il abolit l’isolement cellulaire disciplinaire. En effet, le régime antérieur d’isolement préventif des articles 31 à 37 est remplacé par la mise en place d’unités d’intervention structurée («UIS»). Ce nouveau système vise à fournir un milieu de vie qui convient à tout détenu et à lui fournir la possibilité d’avoir des contacts humains réels et de bénéficier de services qui répondent à ses besoins particuliers[32]. Les conditions de l’incarcération sont désormais plus strictes, plaçant la santé mentale du détenu au centre des préoccupations.
Le droit correctionnel québécois : l’isolement cellulaire et la protection de la santé mentale des détenus
En droit correctionnel québécois, l’isolement cellulaire justifié par des préoccupations de sécurité ressort du pouvoir discrétionnaire quasi absolu du directeur d’un établissement de détention[33]. Cependant, les autorités correctionnelles ont le devoir de veiller au bien-être et à la santé des détenus. En vertu de l’article 13 du Règlement d’application de la Loi sur le système correction du Québec ( « RLSCQ »)[34] , un professionnel de la santé de l’établissement doit présenter un rapport au directeur chaque fois qu’il estime que la santé physique ou mentale d’une personne incarcérée a été ou sera affectée[35].
L’habeas corpus et la contestation de l’isolement cellulaire :
L’habeas corpus est le meilleur moyen à la disposition du prisonnier qui veut faire contrôler la légalité de sa privation de liberté[36]. En droit carcéral ou correctionnel, l’habeas corpus peut servir à contester la légalité de trois types de privation : 1) la privation initiale de liberté, 2) une modification importante des conditions d’incarcération qui équivaut à une nouvelle privation de liberté et 3) la continuation de la privation de liberté[37]. L’isolement cellulaire entre dans le deuxième type de privation. L’habeas corpus permet donc « la contestation des conditions de l’isolement cellulaire d’un détenu qui portent atteinte aux droits constitutionnels protégés par les articles 7 et 12 de la Charte, même si le recours n’entraîne pas le transfert du détenu au sein de la population générale, mais plutôt les modifications des conditions de détention de sa liberté résiduelle d’une manière qui soit compatible avec la protection de la santé mentale du détenu »[38].
Dans l’arrêt May c. Établissement Ferndale[39], on peut lire que la privation de liberté n’est légale que si elle relève de la compétence du décideur. Cela signifie que la décision doit être prise de manière équitable et être raisonnable et conforme à la Charte[40].
Selon la Cour d’appel, l’habeas corpus est le recours approprié pour contester l’isolement cellulaire qui porte préjudice à la santé mentale d’un détenu.
Conclusion :
La Cour d’appel estime que la Cour supérieure a fait erreur en mentionnant que « la décision d’offrir à M. Turbide Labbé d’intégrer un secteur permettant d’augmenter sa liberté résiduelle, où il sera en observation pendant un certain temps avant de pouvoir intégrer la population carcérale régulière est légale, raisonnable et faisait partie des issues possibles acceptables »[41]. Selon la Cour d’appel, l’offre des autorités correctionnelles n’est pas une décision et ne saurait donc tenir lieu de la décision qui fait l’objet du contrôle judiciaire[42].
La Cour d’appel juge que la Cour supérieure a erré en ordonnant au ministère de la Sécurité publique de procéder dans des délais raisonnables à une alternative aux conditions de détention de M. Turbide Labbé. En effet, un jugement doit être susceptible d’exécution et définir de manière claire et non équivoque ce qui doit être fait et ne pas être fait[43]. La Cour supérieure devait donc préciser les modalités de cette alternative de détention.
La Cour d’appel conclut que si le pourvoi n’était pas devenu théorique en raison du transfert de l’appelant, la tenue d’une nouvelle instruction aurait été proposée afin de statuer sur la légalité de la détention de l’appelant à la lumière de l’analyse faite par la Cour d’appel. Dans les circonstances, la Cour accueille le pourvoi de l’appelant, mais ne rend aucune autre ordonnance. La Cour d’appel indique aussi que les Règles Nelson Mandela sont une source non contraignante de droit international[44]. Elle estime toutefois que ce jugement agira à titre de démonstration aux autorités correctionnelles de l’importance des principes formulés dans la décision dans la détermination des conditions de détention.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, 2021 QCCA 1687, par. 3.
[2] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 14.
[3] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 5.
[4] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 6.
[5] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 7.
[6] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 136.
[7] Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20.
[8] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 9.
[9] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 17 et 19.
[10] Loi sur le système correctionnel du Québec, RLRQ, c. S-40.1.
[11] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.U.)].
[12] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 21.
[13] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 33.
[14] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 40.
[15] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 47.
[16] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 48.
[17] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 45.
[18] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 64.
[19] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 65.
[20] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 65.
[21] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 69.
[22] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 12.
[23] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 140.
[24] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 141.
[25] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 142.
[26] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 97.
[27] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 99.
[28] British Columbia Civil Liberties Association v. Canada (Attorney General), 2019 BCCA 228.
[29] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 102; British Columbia Civil Liberties Association v. Canada (Attorney General), 2019 BCCA 228, par. 154-165.
[30] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 72.
[31] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 105.
[32] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 107.
[33] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 115.
[34] Règlement d’application de la Loi sur le système correctionnel du Québec, RLRQ, c. S-40.1.
[35] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 119.
[36] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 121.
[37] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 122.
[38] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 124.
[39] May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, par. 77.
[40] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 127.
[41] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 144.
[42] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 146.
[43] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 150.
[44] Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique, par. 143.
Commentaires (0)
L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.