par
Mylène Lafrenière Abel
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et
Xavier Boulanger
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01 Juin 2022

La dénonciation de la gestion de la pandémie par une salariée : l’équilibre fragile entre devoir de loyauté et la liberté d’expression 

Par Mylène Lafrenière Abel, avocate et Xavier Boulanger, étudiant à l'université du Québec à Montréal

Dans la sentence arbitrale Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec c. Québec (Sécurité publique)[1], l’arbitre de griefs Me Richard Mercier confirme la décision de l’employeur, le ministère de la Sécurité publique, d’avoir congédié une salariée ayant dénoncé la gestion de la pandémie et ayant fait la promotion d’idées issues de la théorie complotiste QAnon.

Le contexte

Depuis le déclenchement de l’état d’urgence sanitaire, la plaignante, une agente des services correctionnels depuis 23 ans, rencontre de nombreuses difficultés : elle se sent isolée, fait de l’insomnie, etc.[2]. Le 18 juin 2020, elle est mise en arrêt de travail pour un trouble d’adaptation avec humeur mixte et trouble de panique[3].

Lors de son invalidité, elle publie de nombreux messages sur Facebook dans lesquels elle dénonce les mesures sanitaires, fait la promotion de la désobéissance civile et insulte certains politiciens au pouvoir[4]. Elle organise également la « danse de la Place Rosemère », une manifestation anti-masque qui attira l’attention des médias. Une journaliste révèle d’ailleurs le nom de la plaignante et le fait qu’elle travaille auprès des services correctionnels.

Le 11 décembre 2020, après deux avertissements de la part de son employeur afin de lui demander de cesser ses publications, la plaignante est congédiée. L’employeur soutient qu’elle a gravement manqué à son devoir de loyauté envers celui-ci et que les fautes commises justifient le congédiement, le lien de confiance étant irrémédiablement rompu.

De son côté, le syndicat demande que le congédiement soit substitué à une suspension d’un mois. Il soumet que l’employeur a erronément passé outre le principe de la progression des sanctions et qu’il a omis de prendre en compte certains facteurs atténuants, tels que l’état de santé de la plaignante, son dossier disciplinaire vierge et ses bonnes évaluations de rendement[5].

L’analyse du Tribunal

Le Tribunal confirme la validité du congédiement, mais juge opportun, d’entrée de jeu, de préciser que sa conclusion n’est aucunement motivée par le positionnement idéologique de la salariée :

[57]  Le Tribunal tient à préciser qu’il s’est mis en garde de ne pas décider de la présente affaire en fonction du choix idéologique de la Plaignante.

[58]  Comme l’énonce l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne, « Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles que…la liberté d’opinion, la liberté d’expression… », libertés qui doivent s’exercer dans le respect des droits d’autrui et le bien-être de la collectivité (art. 9.1 Charte).

[59]  Cela étant, le Tribunal juge que la décision de congédier la Plaignante n’est pas déraisonnable et elle doit en conséquence être maintenue.

La plaignante est tenue à des obligations de loyauté et de réserve, lesquels sont d’autant plus contraignables qu’elle est une employée de l’État[6]. En l’espèce, en défiant comme elle l’a fait les consignes sanitaires, l’arbitre conclut que la plaignante a eu un comportement indigne de sa profession. En effet, de par son statut d’agente de la paix, elle participe au maintien de l’ordre et de la discipline en milieu carcéral et « elle est tenue au respect de la règle de droit étant l’un des nombreux rouages du système judiciaire »[7]. Dans ce contexte, les manquements de la salariée sont objectivement graves et justifient de passer outre le principe de la gradation des sanctions. L’arbitre écrit :

[80]  Enfin, la procureure du Syndicat a fait valoir que l’Employeur se devait d’appliquer le principe de la progression des sanctions.

[81]  Il est vrai que ce principe doit être respecté dans l’application d’une mesure disciplinaire puisque le but recherché par une telle mesure est de permettre à l’employé de s’amender. Mais qu’en est-il si le lien de confiance est irrémédiablement brisé?

[82]  La preuve du bris du lien de confiance réside dans celle de la gravité objective de la faute. Dans un tel cas, le principe de la progression des sanctions n’est d’aucune utilité.

[83]  Le Tribunal juge que les manquements de la Plaignante sont objectivement graves et que le lien de confiance est rompu. Aussi, la longue ancienneté de la Plaignante doit compter comme facteur aggravant. Après 23 ans de métier, elle ne pouvait ignorer ses devoirs envers son Employeur.

Quant à l’état de détresse psychologique vécu par la plaignante, l’arbitre est d’avis qu’il peut expliquer le comportement de celle-ci, mais pas l’excuser[8]. Il ne peut donc pas s’agir, en l’espèce, d’un facteur atténuant. Finalement, selon l’arbitre, le dossier disciplinaire vierge de la plaignante ne peut à lui seul faire pencher la balance en sa faveur[9]. L’arbitre juge donc que le congédiement n’est ni déraisonnable ni injuste, et rejette le grief disposé par le syndicat.

Conclusion

Tel que le souligne l’arbitre  dans cette décision: « le devoir de loyauté ne signifie pas que l’employé est réduit au silence, mais celui-ci doit faire preuve de retenue dans ses propos »[10]. Dans le contexte particulier de cette affaire, alors que la plaignante était soumis à de hautes obligations de loyauté et de réserve en raison de sa profession, l’arbitre de grief a confirmé la décision de l’employeur de congédier celle-ci. Nous rappelons qu’en cette matière, chaque cas est un cas d’espèce : un arbitre pourrait, confrontés à des faits différents, conclure autrement et donner préséance au droit à la liberté d’expression d’une salariée.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] 2022 QCTA 56, AZ-51828125.

[2] Id., par. 7.

[3] Id., par. 6.

[4] Voir id par 36 pour lire certaines captures d’écran des publications de la plaignante.

[5] Id., par. 3 et 4.

[6] Id., par. Voir aussi les par. 61-64.

[7] Id., par. 67.

[8] Id., par. 78.

[9] Id., par. 84.

[10] Id., par. 85.

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