R. c. Haevischer : le critère de la «frivolité manifeste» pour le rejet sommaire d’une requête en droit criminel
Par Sarah-Maude Rousseau, étudiante à l'Université de Montréal et Zakary Lefebvre, avocat
Dans l’arrêt R. c. Haevischer, 2023 CSC 11, la Cour suprême conclut que le critère qu’un juge doit appliquer lorsqu’une demande en rejet sommaire d’une requête lui est présentée est celui de la « frivolité manifeste ». Ayant déterminé que la juge de première instance a mal appliqué ce critère et a ainsi erronément refusé de tenir un voir-dire quant à la requête des accusés, le plus haut tribunal du pays rejette l’appel de la poursuite et renvoie la requête en arrêt des procédures présentée par M. Haevischer à la Cour suprême de la Colombie-Britannique en vue d’une instruction lors d’un voir-dire[1].
Contexte
Les faits :
Au terme de leur procès, les co-accusés Haevischer et Johnston ont tous les deux été déclarés coupables de six chefs de meurtre au premier degré et d’un chef de complot en vue de commettre un meurtre. Avant l’inscription des déclarations de culpabilité, ils avaient demandé un arrêt des procédures pour abus de procédure, en plaidant « que le comportement inacceptable des policiers avait porté atteinte aux droits à un procès équitable de MM. Johnston et Haevischer et miné l’intégrité du système de justice »[2]. Les éléments soulevés étaient l’inconduite policière généralisée et les conditions inhumaines de détention provisoire. En réponse à cette requête, la Couronne a présenté une motion en rejet sommaire des requêtes lors d’une audience de type Vukelich[3], au motif « qu’aucune des requêtes de la défense ne révélait un fondement suffisant pour établir qu’une audition de la preuve est nécessaire ou aidera la Cour à juger du bien-fondé de la requête »[4].
Historique judiciaire :
La juge de première instance a accueilli la motion en rejet sommaire et rejeté la requête en arrêt des procédures avant la tenue d’un voir-dire, considérant que les motifs exposés par la défense ne pourraient pas justifier un arrêt des procédures. La juge Wedge s’est demandé si la défense pourrait remplir les critères de l’arrêt Babos[5] pour un arrêt des procédures fondé sur un abus de procédure, soit la démonstration (1) qu’il y a une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou par son issue; (2) qu’il n’y a aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte; et (3) que, s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, les intérêts militant en faveur de cet arrêt l’emportent sur l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond [6]. À la première étape de l’analyse, la juge a conclu que certains actes allégués par la défense, ainsi que les conditions de détention imposées aux accusés, pouvaient représenter un abus de procédure portant atteinte à l’intégrité du système de justice. À la deuxième étape, la juge a reconnu qu’il n’y avait aucune autre réparation possible pour les violations cernées. À la troisième étape, la juge a cependant conclu « qu’il ne s’agissait pas d’un cas des plus manifestes où un arrêt des procédures était justifié »[7], notamment puisque les agents fautifs avaient été suspendus et que les conditions de détention ne se perpétuaient pas.
La Cour d’appel a par la suite annulé les déclarations de culpabilité et renvoyé les requêtes en arrêt des procédures au tribunal de première instance en vue de la tenue d’un voir-dire. La cour a conclu que la juge de première instance avait imposé une norme trop élevée, et que les requêtes auraient dû être examinées sur le fond[8]. La Couronne a porté cette décision en appel devant la Cour suprême du Canada.
Décision
La Cour suprême débute en rappelant que la norme sélectionnée concernant le rejet sommaire est fondée sur deux ensembles de valeurs sous-jacentes : l’efficacité du procès et l’équité du procès. Concernant l’efficacité, il est reconnu que les délais excessifs doivent être réduits pour que les procès soient efficaces[9]. L’objectif est ainsi « d’éviter les délais disproportionnés ou indus, qui portent atteinte aux intérêts de la justice »[10]. Concernant l’équité du procès, le rejet sommaire peut la menacer en ce « qu’il est contraire au principe voulant que les parties doivent avoir la possibilité de présenter leur position et de voir leur preuve, leurs demandes et leurs allégations jugées au fond »[11]. En droit criminel, l’équité du procès est ainsi dire un impératif constitutionnel. Ainsi, « établir une norme trop souple pour le rejet sommaire risque de faire en sorte que des requêtes qui auraient pu être accueillies après une audience complète sur le fond soient rejetées sur la base d’un dossier limité ou incomplet »[12].
Ces valeurs sous-jacentes exigent l’application d’un critère préliminaire rigoureux aux motions en rejet sommaire lors de procès criminels. La Cour suprême identifie ce critère comme étant celui de la « frivolité manifeste ». La partie « frivole » sert à écarter les requêtes sans fondement, qui seront nécessairement rejetées[13]. Le mot « manifeste » exprime la nécessité que le caractère frivole de la requête soit évident[14]. Quant à l’application de ce critère, la Cour explique que « le juge ne devrait pas se livrer à une évaluation limitée de la preuve pour vérifier si celle-ci est raisonnablement susceptible d’étayer une inférence, et il ne devrait pas non plus décider quelle inférence il préfère parmi des inférences opposées. Une telle évaluation devrait avoir lieu lors du voir-dire, proprement dit »[15]. Ainsi, le juge doit tenir pour avérés les faits allégués par le requérant et prendre ses arguments au sens le plus fort.
En l’espèce, la Cour suprême conclut que la juge de première instance a commis une erreur en ne tenant pas pour avérés les faits et inférences allégués par les avocats de la défense ainsi qu’en appliquant un critère préliminaire trop peu rigoureux relativement au rejet sommaire, « ce qui l’a amenée à procéder à l’étape de la mise en balance établie dans l’arrêt Babos sans bénéficier de toute la preuve sur la portée de la conduite répréhensible de l’État, et à statuer sur le bien-fondé des requêtes en arrêt des procédures sur la base d’un dossier partiel »[16]. Au vu du dossier, l’allégation de la défense selon laquelle les pratiques policières et les conditions de détention représentaient un abus de procédure n’était pas manifestement frivole[17], et un voir-dire aurait donc dû être tenu.
La Cour suprême renvoie donc la requête en arrêt des procédures à la Cour suprême de la Colombie-Britannique en vue d’une instruction lors d’un voir-dire. Compte tenu du décès de M. Johnston alors qu’il était détenu, seule la requête de M. Haevischer est visée.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] R. c. Haevischer, 2023 CSC 11, par. 122.
[2] Ibid., par. 17.
[3] R. c. Vukelich, (1996), 108 C.C.C. (3d) 193 (C.A.C.-B.).
[4] R. c. Haevischer, 2023 CSC 11, par. 24.
[5] R. c. Babos, 2014 CSC 16.
[6] R. c. Haevischer, 2023 CSC 11, par. 30.
[7] Ibid., par. 33.
[8] Ibid., par. 35.
[9] Ibid., par. 49.
[10] Ibid., par. 51.
[11] Ibid., par. 55.
[12] Ibid., par. 58.
[13] Ibid., par. 67.
[14] Ibid., par. 69.
[15] Ibid., par. 82.
[16] Ibid., par. 108.
[17] Ibid., par. 114.
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