Vers une justice réparatrice : le projet de loi n°12 et l’établissement d’un cadre juridique en matière de filiation en contexte d’agression sexuelle
Par Daphné Duval, avocate
L’accroissement des préoccupations entourant le recours aux mères porteuses et des luttes pour la reconnaissance des droits des victimes de violence sexuelle a fait germer l’idée d’un projet de loi. C’est ainsi qu’au mois de février 2023, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, présentait le projet de loi n°12 en matière familiale, soit la Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et visant la protection des enfants nés à la suite d’une agression sexuelle et des personnes victimes de cette agression ainsi que les droits des mères porteuses et des enfants issus d’un projet de grossesse pour autrui[1]. Ledit projet de loi a été adopté le 31 mai 2023 et est entré en vigueur le 6 juin 2023.
Cette initiative législative ambitieuse vise à fournir une protection accrue aux enfants issus d’une agression sexuelle, ainsi qu’aux personnes victimes de ces actes, tout en légiférant également sur les droits des mères porteuses et des enfants issus de projets de grossesse pour autrui.
Dans cet article, nous vous dévoilerons les grandes lignes de ce projet de loi novateur qui reflète la volonté du gouvernement de répondre aux défis et aux préoccupations liées à la filiation en contexte d’agression sexuelle.
Il est à noter que le projet de loi encadre également le recours aux mères porteuses, dont le contrat était jusqu’ici nul de nullité absolue[2], et la gestation pour autrui afin de protéger les intérêts de l’enfant et de protéger les mères porteuses dans le cadre d’une telle grossesse[3]. Cependant, le présent article ne portera pas sur cette dernière notion.
Origine du projet de loi
À l’origine de cette modification législative se trouve l’histoire déchirante d’Océane, jeune femme qui a été victime d’une agression sexuelle à l’âge de dix-sept (17) ans et qui se retrouve dorénavant face à un agresseur devant les tribunaux judiciaires, ce dernier revendiquant la paternité de l’enfant issu de l’agression.
Plus particulièrement, la situation d’Océane prit une tournure décisive lorsque, le 22 avril 2022, l’honorable Isabelle Germain ordonnait que l’enfant d’Océane soit soumis à un test d’ADN, au nom du droit de l’enfant à connaître ses origines et la recherche de la vérité[4]. Évidemment, cette décision a suscité de vives réactions dans la population citoyenne, d’où plusieurs ont critiqué l’état du droit au Québec en matière de filiation.
À titre de parallèle avec nos voisins du Sud, en 2015, sous la présidence de Barack Obama, une étape significative a été franchie dans la reconnaissance des droits des victimes de violences sexuelles avec la signature du « Rape Survivor Child Custody Act« [5]. Cette loi encourage les États américains à adopter des mesures législatives restreignant les droits parentaux des agresseurs lorsqu’il existe des preuves « claires » et « convaincantes » que l’enfant est issu d’une agression sexuelle. Selon le National Conference of State Legislatures (NCSL), dès mars 2020, quarante-neuf (49) États avaient adopté des lois et/ou règlements en matière de filiation et droits parentaux pour les auteurs d’agression sexuelle; certains plus stricts que d’autres[6].
Jusqu’à l’adoption du présent projet de loi, aucune disposition n’empêchait un agresseur de réclamer l’établissement de la filiation, même s’il avait été condamné pour le viol ayant mené à la conception de l’enfant. Il y avait donc un écart significatif en droit dans la protection des victimes de violences sexuelles et de leurs enfants au Québec vis-à-vis les Américains[7].
Le 17 février 2023, une rencontre empreinte de sensibilité a eu lieu entre le ministre Jolin-Barrette et Océane, par le biais d’une visioconférence[8]. Au cours de cet échange, le ministre annonça à Océane son intention de procéder à des modifications législatives substantielles en matière de filiation, ouvrant ainsi la voie à la présentation de ce projet de loi. Cette démarche, orchestrée tout particulièrement pour prévenir que d’autres jeunes femmes ne vivent jamais ce qu’a subi Océane, marque une avancée éloquente de l’état du droit des victimes et de leurs enfants.
Le récit poignant d’Océane, livré avec courage et émotion, a agi comme un puissant acteur de changement pour la reconnaissance des droits des victimes de violence sexuelle.
Enfant issu d’une agression sexuelle
- Opposition à l’établissement de la filiation ou contestation de la filiation
Avec l’avènement de ce projet de loi, les mères victimes auront désormais le droit légitime de s’opposer à l’établissement de la paternité de l’agresseur. En effet, l’article 542.24 al. 1 C.c.Q. prévoit désormais que « [l]’enfant issu d’une agression sexuelle peut s’opposer à ce qu’un lien de filiation soit établi entre lui et la personne qui a commis l’agression »[9].
De la même manière, dans l’éventualité où la filiation est déjà établie, on octroie la possibilité pour l’enfant de « […] contester sa filiation pour la seule raison qu’il est issu d’une agression sexuelle commise par son père ou par le parent qui ne lui a pas donné naissance, qu’il y ait ou non possession constante d’état conforme à son acte de naissance »[10]. Or, la contestation ne peut être accueillie par le Tribunal que si l’intérêt de l’enfant le commande[11].
Conséquemment, ces nouvelles dispositions législatives permettent de s’opposer à l’établissement de la filiation de l’agresseur ou de la contester, permettant de rompre tout lien entre l’agresseur, la victime et l’enfant et offrant à ces derniers, de ce fait, une protection adéquate.
Au surplus, les recours en filiation seront dorénavant imprescriptibles, ce qui résonne avec l’abolition récente des prescriptions en matière de recours civil ou en matière d’indemnisation des personnes victimes d’actes criminels sexuels[12]. En effet, au mois de juin 2020, le gouvernement du Québec a adopté le projet de loi 55 visant à abolir tout délai de prescription dans le Code civil du Québec en ce qui concerne les préjudices corporels résultant d’une agression sexuelle, de violence conjugale ou de violence subie pendant l’enfance[13].
- Responsabilité financière visant les besoins d’un enfant issu d’une agression sexuelle
L’une des particularités plutôt intéressantes de ces nouvelles dispositions est la possibilité pour les victimes d’entreprendre une action en réclamation d’indemnité conjointement avec une action en réclamation ou contestation de la filiation[14]. Cette action leur permet de bénéficier d’une indemnité financière, et ce, en l’absence d’un lien de filiation entre l’enfant et l’agresseur. De la sorte, ni la mère ni l’enfant ne subissent de conséquences financières préjudiciables en contestant la filiation[15]. Cette mesure vise à reconnaître la responsabilité des agresseurs et à assurer une contribution financière qui s’étend des besoins de l’enfant de sa naissance jusqu’à l’atteinte de son autonomie[16].
Qui plus est, lorsqu’intentée par la mère victime, l’action en réclamation de l’indemnité est imprescriptible[17].
- Mesure pour éviter les contacts fréquents avec l’agresseur
Le ministre de la Justice a pris soin de prévoir une indemnité sous la forme d’une somme forfaitaire en lieu et place d’une pension alimentaire mensuelle dans le but d’éviter des contacts et/ou interactions réguliers entre l’agresseur et la victime, tout en assurant une prise en charge financière pour la mère et l’enfant[18].
- Flexibilité pour s’adapter aux besoins changeants de l’enfant
Puisqu’il s’agit d’une somme forfaitaire, la loi prévoit également une certaine flexibilité en cas de changement important dans l’état de santé de l’enfant. À cet effet, deux conditions doivent être remplies[19] :
- Il doit y avoir un changement important dans l’état de santé de l’enfant en raison de circonstances inconnues ou imprévisibles lors de l’établissement de l’indemnité initiale;
- Ce changement est de nature à modifier substantiellement les besoins de l’enfant ou à retarder de façon significative l’atteinte de son autonomie ou à l’empêcher;
Dans de tels cas, la personne responsable de l’agression est tenue de verser une indemnité supplémentaire pour faire face aux nouveaux besoins spécifiques de l’enfant.
- L’indemnité et l’enfant majeur
Dans l’éventualité où la mère victime ne réclame pas cette indemnité, l’enfant majeur peut demander que lui soit versée directement la partie de l’indemnité visant à satisfaire ses besoins depuis sa majorité. Or, un délai de prescription est prévu de sorte que l’indemnité ne peut pas viser un besoin existant plus de trois (3) ans avant la demande[20].
Il importe de souligner qu’une telle demande doit impérativement être notifiée à la personne victime, soit la mère de l’enfant.
- Quantum
Actuellement, aucun barème ne fixe expressément le seuil minimal ou maximal de cette indemnité. Le ministre de la Justice a toutefois annoncé que des règles similaires à celles appliquées pour la fixation des pensions alimentaires pour enfants seront mises en place[21]. Conséquemment, la teneur de cette contribution sera déterminée ultérieurement par la voie de règlement du gouvernement.
- Cumul des recours pour une meilleure protection des victimes
Les nouvelles dispositions légales permettent un cumul des recours pour les victimes d’agression sexuelle. Ainsi, la mère victime pourra recevoir à la fois une indemnité versée par le régime de l’IVAC et une contribution financière alimentaire de l’agresseur, d’où la qualification de « contribution financière » plutôt que « responsabilité financière »[22]. Cette indemnité vient donc s’ajouter aux aides gouvernementales déjà prévues par l’Indemnisation des Victimes d’Actes Criminels (IVAC) afin d’assurer un soutien financier adéquat.
On peut ainsi constater que la mère ne se trouve aucunement contrainte d’entreprendre des démarches pour obtenir l’indemnité, puisqu’elle jouira déjà pleinement des avantages du régime de l’IVAC. Néanmoins, il convient de souligner que dans le contexte d’une action en contestation de filiation, elle se voit octroyer la possibilité de solliciter un montant additionnel. Ce faisant, le gouvernement a établi un régime de responsabilité spécifique à l’encontre des agresseurs, visant à répondre pleinement de leurs gestes répréhensibles.
Cependant, dans l’éventualité où l’enfant serait confié à un tuteur légal, cedit tuteur ne pourrait intenter l’action en réclamation d’indemnité qui est exclusive aux personnes victimes de l’agression et l’enfant à sa majorité.
- Succession
En matière de la dévolution de la succession, il est prévu que l’enfant issu de l’agression sexuelle est considéré comme descendant au premier degré de la personne qui a commis l’agression, malgré l’absence de filiation[23].
Cas d’application
Jusqu’à présent, étant donné la récente adoption de la loi, aucune décision judiciaire n’a encore été prononcée. Or, la Cour d’appel a récemment permis aux parties à un litige de déposer une argumentation additionnelle portant sur l’application de cette Loi afin qu’elles soient pleinement entendues sur l’impact de celle-ci quant à leurs prétentions respectives[24].
Commentaires
Lors des pourparlers entourant l’adoption de ce projet de loi, de vives critiques ont émergé. L’une d’entre elles découle du fait qu’il est exigé de prouver l’existence de l’agression sexuelle, ce qui peut se faire notamment par le biais d’un jugement criminel condamnant l’auteur de l’acte[25]. Cela soulève donc la question de la facilité avec laquelle les femmes victimes d’agression pourront recourir aux présentes dispositions. En effet, nous savons que ce ne sont pas toutes les femmes qui dénoncent leurs agresseurs aux criminels, ou même aux autorités policières. Selon l’Institut national de santé publique du Québec, « […] seulement 5 à 6% des agressions sexuelles sont rapportées à la police […][26]». De ce fait, les mères victimes auront le fardeau de démontrer que l’enfant en question est issu d’un viol.
En outre, il convient de souligner que même le recours en tant que tel impose un fardeau considérable sur les épaules des victimes. En effet, ce sont les mères qui portent le fardeau d’initier une action en contestation de filiation, avec les frais que cela engendre, puis de démontrer que cette démarche est véritablement dans l’intérêt de l’enfant concerné.
Quant à l’indemnité elle-même, le concept d’« atteinte de l’autonomie de l’enfant » pose également une problématique en raison de sa variabilité d’un enfant à l’autre. Si, dans sa démarche, le législateur avait initialement opté pour une période fixe et bien définie tel que jusqu’à l’âge de 18 ans, cela aurait circonscrit le débat. Il sera donc intéressant d’examiner l’interprétation que fera le Tribunal de ces nouvelles dispositions.
Somme toute, grâce au courage d’Océane et à son histoire touchante, le gouvernement québécois s’est engagé à offrir une meilleure protection aux victimes d’agression sexuelle, marquant ainsi une évolution significative de l’état du droit en matière de filiation.
Le texte intégral du projet de loi n°12 est disponible ici.
[1] Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et visant la protection des enfants nés à la suite d’une agression sexuelle et des personnes victimes de cette agression ainsi que les droits des mères porteuses et des enfants issus d’un projet de grossesse pour autrui, 1e sess, 43e lég, 2023.
[2] L’article 541 C.c.Q. désormais abrogé se lisait ainsi : « Toute convention par laquelle une femme s’engage à procréer ou à porter un enfant pour le compte d’autrui est nulle de nullité absolue. »;
[3] Nous vous invitons à prendre connaissance des modifications législatives en matière de gestation pour autrui en consultant le projet de loi n°12 au lien suivant : Projet de loi n° 12, Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et visant la protection des enfants nés à la suite d’une agression sexuelle et des personnes victimes de cette agression ainsi que les droits des mères porteuses et des enfants issus d’un projet de grossesse pour autrui – Assemblée nationale du Québec (assnat.qc.ca).
[4] À ce sujet, nous vous invitons à lire cet article abordant la décision marquante de la Cour supérieure concernant la passation d’un test d’ADN pour établir la filiation de l’enfant : La recherche de la vérité : l’ordonnance de prélèvement d’un échantillon d’ADN en contexte d’agression sexuelle – Blogue du CRL.
[5] Isabelle Hachey. (2022, 15 août). L’enfant du viol, la vérité et la justice, La Presse, en ligne.
[6] National Conference of State Legislatures. (2020) Parental Rights and Sexual Assault, en ligne.
[7] Isabelle Hachey, préc., note 5.
[8] Isabelle Hachey. (2023, 18 février). Une victime fera changer la loi, La Presse, en ligne.
[9] Article 542.24 al. 1 C.c.Q.
[10] Article 542.22 C.c.Q.
[11] Ibid.
[12]Assemblée nationale. (2023, 22 mars). Journal des débats, 47(6), 43e législature, 1ère session. Gouvernement du Québec, en ligne.
[13] Loi modifiant le Code civil pour notamment rendre imprescriptibles les actions civiles en matière d’agression à caractère sexuel, de violence subie pendant l’enfance et de violence conjugale, 1e sess, 42e lég, 2020.
[14] Article 412.1 C.p.c.
[15] Articles 542.33 et ss. C.c.Q.
[16] Article 542.33 al. 1 C.c.Q
[17] Article 542.37 C.c.Q.
[18]Assemblée nationale. (2023, 23 mai). Journal des débats, 47(29), 43e législature, 1ère session. Gouvernement du Québec, en ligne.
[19] Article 542.34 C.c.Q.
[20] Article 542.35 C.c.Q.
[21] Assemblée nationale, préc., note 15.
[22] Ibid.
[23] Article 658.1 C.c.Q.
[24] Droit de la famille — 231001, 2023 QCCA 834
[25] Article 542.29 C.c.Q.
[26] Institut national de santé publique du Québec. (2022) Statistiques sur les agressions sexuelles, en ligne.
Commentaires (0)
L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.